Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

jeudi 1 avril 2010

Poisson d'Avril

 Bonjour,

           Comme indiqué dans le message de bienvenue, cet espace sera prétexte à expressions diverses sur des sujets divers. Le massif du Carlit dans les Pyrénées Orientales abrite beaucoup de merveilles et nous essayerons d'en partager certaines, depuis sa parure de lacs d'altitude où les truites sauvages sont des bijoux de glace, jusqu'aux petits cèpes blottis aux pieds des pins… Mais nous visiterons aussi d'autres endroits de charme. Disons que le pic du Carlit restera notre phare.

          Depuis le temps que j'arpente des lieux qui m'aident à m'évader d'un métier prenant, l'envie m'est venue de partager les émotions que suscite la nature splendide de mon département. Je m'aperçois qu'il est difficile de commencer un blog, vous ne me connaissez pas plus que je ne connais ceux qui vont me rendre visite, je parlais d'écriture dans mon en tête de bienvenue, de littérature, c'est un autre passe temps, mis en veilleuse depuis quelques années, le Carlit et ses lacs sont encore sous la neige au printemps, mon premier billet sera donc une "nouvelle", autrement dit un texte court qui pourra intéresser (ou pas…) ceux qui aiment la lecture. Enfant, déjà, les truites fario dans leur robe constellée d'étincelles me fascinaient, même si je me contentais alors de pêcher les ruisseaux, sans connaître les lacs pyrénéens …
       Au moins un point commun avec le grand écrivain américain Jim Harrison, dont voici un court extrait d'une interview:


         Vous écrivez qu'il y a dans la pêche à la truite une «grâce» similaire à celle que l'on trouve dans l'acte d'amour. Qu'est-ce à dire?

      JH: C'est l'intensité de l'activité qui apporte la grâce. Quand on fait l'amour à une femme que l'on aime, rien ne peut interférer avec la conscience qu'on a de ce qu'on est en train de faire, même si ce désir n'est là que pour des raisons biologiques. De même, l'amour de la pêche a une explication purement biologique, comme ramasser des champignons. Mais au bout d'un moment, une intensité similaire peut apparaître: quand vous faites l'amour, vous ne pensez qu'à ce que vous faites; et quand vous pêchez, c'est la même chose. Moi, je pêche à la mouche depuis l'âge de cinq ans. Ça crée une certaine intensité.



 LA TRUITE

                      Edouard Polo dit Doudoume faisait bien vingt kilos de plus que moi.  Même en tenant compte du fait qu'il était mon aîné de dix-huit mois, on n'évoluait pas dans la même catégorie...

                      D'ailleurs lui, c'était la truite qu'il pêchait, avec une vraie canne, des cuissardes, et une vraie gibecière de toile.

                    Moi, j'avais droit à cent mètres de plage de galets, là où ce n'était pas dangereux, en aval de la passerelle.  Des galets ronds comme une caresse, une eau souple flânant au soleil puis s'étirant sous l'ombre de branches en arceaux alanguis.  Un aquarium à vairons.

              Hors de question de dépasser la passerelle ou de descendre en aval du gué.  Cent mètres et certes des milliers de vairons, mais pas un endroit qui pût échapper à l'oeil ou la voix de grand-mère...

                Ou plutôt si, un seul arbuste me cachait parfois à sa vue vieillissante.  C'était bien sûr l'endroit où je me tenais le plus souvent, car j'y guettais les plus gros vairons, et je faisais la sourde oreille, au prétexte évident de ne pas faire fuir la friture, aux appels angoissés qui toutes les demi-heures exigeaient une preuve que je ne m'étais pas noyé.  Grand-mère ne tardait pas alors à pointer sa silhouette empêtrée dans les fils de la maladie de Parkinson, et dressait vers moi un doigt tremblant, presque sévère, et pitoyable.  Je m'écartais, bien obligé, de manière à détailler mes contours sur le blanc des galets, avec des gestes furieux pour éloigner l'intruse, puis prudemment, dès qu'elle avait son pauvre dos tourné, je regagnais mon buisson, lançais d'une pichenette mon bouchon rouge, et à la première touche ferrais d'un coup sec dans la végétation, sang-froid vaincu par cette exaspérante sollicitude...

                    D'ordinaire, j'étais plutôt habile dans l'exercice pointu du ferrage.  Le bouchon s'installait en tête d'une veine d'eau, se dandinait pour trouver son assise, puis se laissait glisser, au garde-à-vous,  le long de la coulée.  Si un poissonnet mâchouillait l'appât, il fallait  se retenir, attendre l'engamage qui noierait brutalement le flotteur. Un petit coup sec du poignet ramenait alors une victime frétillante  et minuscule.
                Ferrer nécessitait réflexe et maîtrise: ni trop tôt, ni trop tard, ni trop fort.  Le subtil dosage requis de fermeté et de vitesse faisait du pêcheur un félin sur le guet, vide de pensée parasite, goinfre du temps qui passe...

               Ma grand-mère, et le gros Doudoume, réussissaient à troubler ma concentration.

               En général, lui se plantait sur la rive opposée, et sa face de lune mastiquait un sourire ironique:

-Hé ! le Quichotte ! ça mord ?

              Le Quichotte ! Il me mettait en rage, ce surnom.

             La faute à mon père.  De temps en temps, Doudoume et moi étions copains, par ennui, au point de passer quelques matinées sans nous disputer.  Les dix-douze ans n'étaient pas légion, même pendant les vacances, dans le hameau.  Il venait alors jouer sur la plage de galets, ou même dans notre cour.  Un jour qu'ainsi nous donnions l'apparence de l'amitié la plus solide, l'opposition comique de nos gabarits suggéra à mon père une allusion malheureuse à Don Quichotte et Sancho Pansa.  Une petite heure plus tard, nous nous haïssions cordialement, et je devenais le Quichotte, qui rendait vingt kilos à l'autre surnom, lequel était depuis longtemps Doudoume, et le resta, dura lex...

             Je faisais mine de l'ignorer, donc, absorbé dans une surveillance étroite des embardées du bouchon rouge.  Mais le ferrage du pêcheur observé perdait en précision ce qu'il gagnait en nervosité: résultat, le vide, quand ce n'était pas l’embrouillage dans les griffes d'un arbuste, complice de l'engeance des Doudoumes.  Hilarité de l'autre, en face, ou feinte commisération...
             Si d'aventure un sursaut d'orgueil, ou la confiance née de plusieurs ferrages précédemment réussis, ou la chance, accrochait quand même le vairon à mon hameçon, Doudoume consentait une moue méprisante.  Il se pavanait dans des bottes de sept lieues, manipulait sa canne d'un air prétentieux, et lançait une gentillesse qui flottait sur mes eaux comme un papillon mort tandis qu'il s'éloignait de sa démarche d'ours vers les contrées mystérieuses:

- Ferre comme çà une truite, c'est la casse assurée !

            Ou bien:

- Monstrueux ce vairon, tu progresses !

            Ses truites me rendaient malade.

           Dans mon aquarium, il y en avait une.  Guère plus de quinze centimètres.  Quinze centimètres de rêves, de couleurs et de cruauté.  Elle se postait toujours au même endroit, dans une flaque de soleil, en aval d'une branche cassée qui trempait dans l'onde sa chevelure constellée de petits sedges noirs drapés comme des archevêques.  Au début, j'avais tout tenté pour la prendre.  J'avais  passé des heures à essayer de la séduire.  Je pouvais l'approcher jusqu'à l'extrême limite que permettait la profondeur de l'eau à la taille de mes bottes.  Un pas d'oiseau de plus et mes bottes prenaient l'eau, donc j'étais privé de pêche le lendemain, dans l'attente stoïque de la congestion pulmonaire qui m'était promise.  Un pas d'oiseau de plus et la truite avait disparu.  Elle devait avoir décidé une fois pour toutes que si je ne noyais pas mes bottes je ne présentais pas de danger.
            J'avais tout essayé dis-je, augmenté la taille du ver, mis deux vers, enlevé les plombs, supprimé le bouchon, changé de fil.  L'appât dérivait-il le plus naturellement du monde jusqu'à ses lèvres ? Un imperceptible mouvement de nageoire la faisait esquiver mon offrande avec la grâce d'un danseur de ballet et l'indifférence d'un enfant noble.  Dérapait-il hors de portée ? En un éclair le petit fauve était sur lui, et se figeait à l'arrêt, marbrures à vif, nageoires en opposition, reniflant la supercherie.
           J'avais changé d'appât, trouvé des vers-bois, pensé à l'asticot, proposé des sauterelles, des tipules, une limace, même une araignée d'eau.  Toutes ces merveilles n'étaient que pièges grossiers qui la faisaient frémir d'indignation.

           Bien sûr de l'avoir scrutée patiemment pour comprendre son comportement, j'avais retenu que si le vent ébouriffait la touffe de feuilles à l'amont de son observatoire, les sedges noirs agglutinés faisaient les frais de cet épouillage naturel. Les naufragés devenaient autant de proies évidentes.  J'avais donc au prix de contorsions multiples, et de quelques journées de punition pour avoir noyé mes bottes, capturé de précieux insectes que j'empalais sur des hameçons minuscules.  Ma truitelle acceptait de temps en temps de monter en surface d'un subtil mouvement de hanches, narquoise au point de gober dans les parages de mon sedge un insecte en cours de noyade exactement identique, mais refusait systématiquement de prendre ma vessie pour une lanterne...

           Dans mon aquarium il y avait une truite imprenable.

           De nonchalante ou joueuse, elle pouvait devenir agressive.  Elle montait comme une flèche à la rencontre de l'appât, mettant mon coeur en remue-ménage, mais à l'ultime instant sa queue giflait mon leurre dans une colère éclaboussante.  Inévitablement, je ferrais avec rage, accrochais une branche, cassais, et, finissais par noyer les bottes.  Mon amour impossible cherchait alors dans la vengeance un apaisement qui ne faisait qu'accroître mon ridicule. Une pluie de cailloux s'abattait sur l'emplacement qu'avait depuis longtemps quitté la truite, et du coup les vairons pour me punir restaient bouche close par ce tintamarre le reste de l'après-midi.
            Edouard Polo, dit Doudoume, pendant ce temps, combien de truites attrapait-il ?

- Oh! le Quichotte ! J'en ai fait trois superbes !

            De loin il montrait sa besace ruisselante et gonflée de trésors.  Mais j'avais beau le supplier, un pêcheur de vairons était indigne d'approcher ses poissons.

- Dis-moi au moins où tu les as prises...

           C'était parfois très loin, "à la cascade", "au pont du diable", en d'autres lieux ensorcelés évidemment inaccessibles sensés augmenter son prestige, ou bien tout au contraire "juste là, au dessus du pont", puisqu'il savait boursoufler ma jalousie en citant un lieu proche et pourtant territoire interdit.
            Les truites, sauvages et libres, ne se donnaient qu'aux chasseurs affranchis, dura lex...
           Aussi bien avais-je fini par me faire une raison.  Quel autre moyen, pour atteindre la paix, que le renoncement ? Oh! j'aurais pu braver l'interdit, franchir le pont... Mon père m'en savait capable, qui n'oubliait jamais, en me laissant à la garde de grand-mère, de me rappeler "la maladie de Parkinson". La fessée, châtiment à ma mesure, n'était rien face à la chute, et l'impossibilité de se relever, que j'avais à plusieurs reprises observées avec une sorte de terreur, et dont je n'eûs pas supporté d'être rendu responsable.
           Ainsi, lasse de vagabonder de la séduction à la haine, ma passion s'était-elle mise en réserve d'une façon curieuse, et la truitelle était-elle devenue ma protégée.  Je l'admirais toujours, émerveillé de ses fulgurances, mais sans plus chercher sa capture.  Je lui offrais le fond de ma boîte de vers lorsque les vairons ne mordaient plus, à la tombée de la nuit.  Elle me laissait sans fuir chatouiller de la pointe de ma canne la branche immergée, et précipiter à l'eau des sedges par dizaines qu'elle gobait bruyamment, avec une sorte de jubilation, ou bien, coquetterie sans doute, d'une simple succion à peine visible.

           Quand je l'eus presque apprivoisée, peut-être conscient du sacrilège, je cessai de m'y intéresser.

            Le gros Doudoume, au retour de ses expéditions, tentait bien de raviver les rêves que je voulais éteindre.  Il agitait sa besace qui semblait chaque fois plus ventrue, plus humide, plus merveilleuse.  Sans aller jusqu'à m'offrir ce spectacle qui m'eût vaincu, celui de ses truites constellées de poudre d'or et de rubis dans leur écrin de fougères, il accumula les promesses: il m’emmènerait avec lui, me confectionnerait une canne adéquate, obtiendrait de son père qu'il intercède auprès du mien...  Je me contentais de ranger mon matériel avec une indifférence affectée, de donner à la truitelle les quelques vers qui me restaient, et de rentrer triste et digne chez grand-mère en lui jetant un regard criminel.
           Un jour il m'appela par mon prénom, Hervé, je tressaillis mais ne répondis pas.  Les jours suivants il ne m'appela plus jamais le Quichotte.
           Et puis un Vendredi, jour  où grand-mère se résignait à m'abandonner au bord de l'aquarium durant l'heure dont avait besoin son Parkinson pour se rendre au village, un Vendredi donc, Doudoume jeta une pierre exactement sur mon bouchon.
           Le fil tendu cassa net, du coup mon bouchon rouge tout surpris de sa liberté fila dans le courant comme un ludion malicieux.
           Donc je noyai mes bottes...
           En pure perte: le flotteur aborda le gué à  l'horizontale,  profilé  comme une voiture de course, pour disparaître en aval dans un tourbillon, et reprendre plus loin sa nage cahotante, en zone profonde et interdite...
           J'aurais vidé de ses galets le lit de la rivière. Je pleurais de fureur.  Doudoume en face cachait derrière un arbre son ventre proéminent, se sachant hors d'atteinte.  Il laissa passer l'orage, puis prononça de curieuses paroles:

- Hervé, laisse tomber, je te fais essayer ma canne !

            J'avais une pierre encore dans la main.  Je suis resté une longue seconde en équilibre instable comme un apollon foudroyé.  Et j'ai lancé la pierre à toute volée sur cette infâme plaisanterie.

- Allez,  faisons la  paix,  j'te  jure,  tu  pourras  essayer  ma canne !

- Quand ?

- Tout de suite si tu veux !

           Grand-mère était absente, mais Doudoume ne le savait sans doute pas, c'était encore une façon de m'humilier !

- Chiche !
- Chiche !

                Une minute plus tard, j'avais franchi la frontière.

          Au dessus du pont, la rivière devenait magique ! Des cascatelles en série charriaient des diamants, l'eau était de miel au soleil, et d'ambre gris dans les profonds, ou bien moussait en tête d'un petit gouffre avant de sombrer dans le vert émeraude.  Les berges ravinées entre les doigts torturés d'énormes racines mises à nu s'ouvraient sur des grottes inquiétantes.  Il y avait des fleurs multicolores, de la mousse, des bergeronnettes et de minuscules papillons bleus.  C'était le domaine sacré des truites sauvages.
         J'étais fébrile et surexcité, mais je flairais un piège.
         De fait ce n'était jamais le moment de me confier la canne: ici l'eau était trop profonde, ou pas assez, il ne fallait pas pêcher au soleil, là les branches étaient trop touffues "pour moi". à la fin il décréta qu'on allait pêcher à la main.
         J'avais de trop petits poings pour seulement ébranler l'énorme tas de gelée de son ventre.  Il me coinça contre un arbre en rigolant.

- Du calme, le Quichotte, ma canne, c'est la tienne plus un moulinet, qu'est-ce que tu t'imagines ? Et puis tu veux prendre des truites, oui ou non? Pourquoi crois-tu qu'on interdise partout la pêche à la main ?
         Je revoyais la truitelle de l'aquarium, un éclair vivant.  Attraper le vent, une étincelle, ou une truite, avec mes doigts, où était la différence ? Mais j'avais le nez dans sa graisse, à étouffer.

- Sous les pierres, le Quichotte, il y a des trous, et dans ces trous les truites se cachent, tu peux les toucher, les caresser, elles ne bougent pas.  Tu remontes les doigts jusqu'aux ouïes ... et toc !

         Il posa sa canne par terre, entre  deux  arbres,  et  entra  dans l'eau.

- Tu as déjà noyé les bottes, pour ton stupide bouchon rouge, viens ici, sous ce caillou, il doit y avoir deux entrées, tu cherches et moi je bloque la sortie, mais attention aux serpents !

          S'il n'avait pas ri j'aurais  sans  doute  reculé.  D'autant  que l'eau glacée commençait à lécher ma culotte avec plus de méchanceté que les fessées de grand-mère.  Mais il avait ri, et puis ma truitelle, c'était vrai qu'elle se cachait toujours sous une pierre plate... J'ai plongé mes bras dans l'onde avec un sentiment d'irrémédiable.  Mes mains aveugles palpaient le rocher fuyant qui s'ouvrait sur une galerie de mystère et de menaces.  En dedans la pierre devenait gluante, glaireuse comme la muqueuse d'un corps, j'attendais fataliste qu'une gueule de brute se refermât sur mes doigts, ou qu'un croc venimeux vînt me transpercer.
          Mais c'est elle que j'ai touchée.
          D'abord la caudale, un voile ondulant finement strié, puis l'échancrure de la queue, les deux appendices ventraux: une vraie truite se tenait dans ce trou au dessus de mes doigts.  Lentement, lentement je me rapprochais de la tête.  Elle me laissait faire un moment, puis d'un frôlement à peine esquissé, gagnait sur moi quelques centimètres.

- Bloque la sortie !

         Doudoume fit une tête de fromage.  Quand il comprit que je ne plaisantais pas, il s'agenouilla et noya ses cuissardes.

- Sans blague ! On change de place, tu sauras pas l'attraper !

- La ferme ! je l'ai presque !

          L'eau glaciale m'étouffait, remontait le long de mon cou, mes lèvres affleuraient à peine.  J'essayais d'atteindre le fond de la galerie, je caressais les flancs de la truite, qui semblait anesthésiée. A ceci près qu'à chaque fois elle conservait ses quelques centimètres d'avance.  Doudoume, perplexe, scrutait sur mon visage la progression des événements.  J'osai une tactique différente.  Pinçant l'extrémité de la queue entre deux ongles, je tirai prudemment le poisson vers l'arrière, puis d'un geste que je croyais vif, je tentai de m'accrocher aux ouïes.  Mais la truite eut tôt fait de reprendre sa position initiale, sans chercher autrement à fuir, se rencognant obstinément au fond de sa cachette.

- Bon Dieu laisse-moi la place ! et d'abord, comment sais-tu que ce n'est pas un serpent ?

           Doudoume était en train de s'étrangler de jalousie, voilà tout.  Mais l'insinuation me fit sursauter.  La truite, si soumise tant que j'opérais avec douceur, démarra comme une fusée.
         Je poussai un cri de surprise et de déception, mais au même instant Doudoume rugit plus fort:

- Le serpent ! Un serpent est entré dans ma botte !

          Il se releva en gesticulant, se précipita sur la rive comme un phoque maladroit.  Il enleva tant bien que mal sa cuissarde et la jeta de toutes ses forces.  Ce faisant, il perdit l'équilibre et s'effondra dans l'eau.  Sur le pré, ma truite gigotait avec l'énergie du désespoir.

- Elle est à moi ! Elle est à moi !

         Doudoume avait repris ses esprits.  Nous nous battîmes et bien sûr il avait le dessus, j'avais le nez dans l'herbe tandis que l'autre à califourchon m'écrasait consciencieusement.  Pendant ce temps la truite glissait, se contorsionnait, donnait de violents coups de queue et finit par basculer dans la rivière, où elle resta quelques secondes le ventre en l'air, mourante à nous narguer, avant de disparaître dans un courant d'une simple ruade.
          A l'unisson, notre désappointement m'ouvrit les yeux sur les tableaux que Doudoume prétendait réussir...
          Mais grand-mère ne me laissa pas disserter sur la vanité des pêcheurs de truites.  Son ombre voûtée et furieuse se profilait au dessus du lamentable spectacle que nous offrions.  Hors d'elle, elle descendit vers nous en oubliant le Parkinson, et sans voir la canne de Doudoume en travers d'une aussi périlleuse manoeuvre.  Elle agita les bras, oscilla tristement, et en tombant la brisa net.

-  Grand-mère, je ne dois pas être puni, je suis venu porter secours à Doudoume ...

         Je mentais calmement, et l'aidai à se relever avec une toute nouvelle indifférence.

-Tu n'as rien, ce n'est rien, tu as simplement cassé cette branche en tombant...

        Et  je  jetai les deux morceaux de canne à la rivière.
        Grand-mère resta sans voix.  Puis, comme si de rien n'était, elle se contenta de me pousser à petites tapes furtives vers la maison.
        J'ai pris le temps de me retourner.  Doudoume n'était qu'un gros batracien stupide et trempé.  Je lui jetai un regard lourd, dura lex.

        Un regard d'au moins vingt kilos...
















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