Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

samedi 7 août 2010

Un été

          C'est un titre de circonstance, mais aussi le titre d'une nouvelle que j'ai envie de proposer à ceux qui ont ou peut être retrouvent, en cette saison, l'envie de lire quelques histoires…
                                                            UN ETE

          Aujourd'hui encore, il m'arrive de rencontrer Evelyne, au coin d'une rue, dans un supermarché ou même en montagne, la dernière fois dans un refuge à trois mille mètres d'altitude, alors que j'attendais la fin d'un violent orage.  Ce n'est jamais Evelyne, bien sûr, seulement une jeune femme mince et brune coiffée comme elle au carré, dont les yeux gris me troublent, et surtout me rappellent  les semaines qui ont chassé mon enfance...
          J'étais à la garde de mes grands-parents, comme chaque été, content pour une fois de cette mise au vert.  Mon frère avait à peine un an, et j'allais m'éloigner de cette grosse chenille toujours à traîner dans mes pattes ou saccager mes livres en pleurnichant.  Mes parents resteraient à Moulins où nous habitions, une ville exsangue sans mes copains, à cause d'examens médicaux un peu compliqués que devait subir mon père.  Les quelques jours d'arrêt nécessaires leur tiendraient lieu de vacances, car la couverture sociale d'un menuisier rendait le moindre pépin de santé problématique.  Son nez se bouchait en permanence depuis des mois, ma mère, à force de lui reprocher de trop boire et de trop fumer l'avait enfin décidé à faire le nécessaire pour retrouver une respiration normale, en contrepartie les congés passaient à la trappe.
          On s'ennuyait ferme en basse Auvergne dans les années soixante, à Saint-Hilaire, village natal de la famille, comme à Moulins.  Des prés, des haies, des bosquets, un champ d'avoine ou de blé, encore des prés, une herbe épaisse et monotone sur laquelle tranchaient parfois les grosses taches blanches des charolais, comme d'énormes champignons de couche.  Le mois d'Août n'en avait que pour quelques jours, il s'était révélé torride et même les vaches n'en pouvaient plus.  Les bêtes restaient sur le flanc, à pomper un peu de fraîcheur dans tous les coins d'ombre, et les taurillons, d'ordinaire agressifs ou joueurs quand un intrus pénétrait leur enclos, montraient la même indifférence hébétée que les femelles à mon passage.  Encombré par mon barda, je restais méfiant, mais m'enhardissais de jour en jour sans plus m'obliger à de tortueux détours pour atteindre l'étang où je passais le plus clair de mes journées à essayer d'attraper des carpes.  Pendant que les jeunes de mon âge s'essayaient aux rituels subtils du flirt ou inventaient des jeux de piste, je préférais la lecture et la pêche.  Certes les carpes faisaient pratiquement bouche cousue par cette chaleur, et ne se nourrissaient en général qu'avant mon arrivée ou après mon départ, mais je n'aurais pas voulu l'admettre, et trois bouchons immobiles sur l'eau lourde de l'étang entretenaient ce mystère que seul un pêcheur peut comprendre.  Lorsque je me décourageais, ce qui demandait parfois des heures, je me plongeais dans un livre, pour un de ces voyages immobiles qui me sauveront la mise en maintes circonstances.  Emporté par mon récit, il m'arrivait de m'éveiller au crépuscule ... et d'attraper une carpe.  Je tentais alors ma chance jusqu'à la nuit, excité par les départs puissants de petites carpes cuir, toutes de la même taille, comme si leur développement était entravé à un stade bien défini.  A la maison, ma joie était réduite à néant par les reproches de grand-père et la moue dégoûtée de grand-mère qui grognait immanquablement:

-  Où as-tu pêché çà ? Dans les égouts ?

          Je devais chaque fois batailler dur pour obtenir le droit de les manger.  Elle m'obligeait à les vider et les préparer moi-même, espérant m'avoir à l’usure.  Les carpes étaient farcies d'arêtes et puaient la vase, mais je ne sentais pas le goût de pétrole.  Je les grignotais jusqu'à la dernière miette...
         Un jour donc de la fin Août en tous points semblable aux autres - un livre, l'ombre d'un pommier, face à moi trois flotteurs multicolores au garde à vous sous un soleil de plomb - je vis venir à ma rencontre une fille et un garçon.  Je les connaissais vaguement tous les deux, lui surtout.  Il avait seize ans et moi presque quatorze.  Trop d'écart pour une complicité, hors l'ennui.  C'était l'ennui qui nous réunissait parfois avec quelques autres autour d'un ballon, ou d'une mobylette en pièces détachées, ou encore nous plantait les jours de pluie derrière les vieux attablés pour une manille dans l'unique bistrot du village.  Il était parisien, avec l'inévitable défaut des parisiens qui consiste à considérer la campagne comme un zoo géant aménagé pour le plaisir d'y admirer des exemplaires en liberté d'une race menacée.  Je ne me souviens plus de son prénom, comme il ne se souviendrait pas du mien, à l'époque nous le connaissions parfaitement mais faire semblant de l'avoir oublié était très à la mode:

- Bonjour machin, dit-il, je te présente Evelyne

- Bonjour Evelyne

- Bonjour machin !

             Elle rit, mais parce que la sonorité du mot l'amusait, sans méchanceté, j'en étais sûr.  Elle détailla mon visage avec aplomb, dans l'attente de ma réaction.  Ses yeux gris m'ont surpris.  C'était la première fois que je voyais des yeux de cette couleur.  Celle-ci donnait à son regard une profondeur particulière, variable dans l'instant, comme si mon propre regard pouvait faire halte à différents paliers, comme s'il avançait dans un kaléidoscope.  Sans être beaux, ces yeux mettaient mal à l'aise et me fascinaient.  Je n'ai pas pu m'empêcher de montrer mon étonnement:

- Tu as des yeux...gris ?, ai-je demandé platement

           Elle continuait de me fixer, la bouche entrouverte, en attente peut-être d'un commentaire supplémentaire.

- Oui, est intervenu le parisien, Evelyne est aussi une fille, au cas où tu n'aurais pas remarqué !

          Mais elle a ignoré cette ingérence.  Elle a modifié la focale de ce regard, et je me suis trouvé comme happé vers l'intérieur de ses globes oculaires.  En même temps, elle a demandé très naturellement:

- Est-ce que tu les trouves beaux ?

          Mon oui fut machinal.  En une fraction de seconde, elle s'est échappée.    Elle s'est tournée vers l'étang, les cannes à pêche, les flotteurs et la colline de l'autre côté du plan d'eau, et s'est assise dans l'herbe un peu plus loin.  Sa tête s'est inclinée sur le côté, tandis qu'elle détaillait ces éléments comme pour les graver dans sa mémoire.  Le parisien s'est allongé à faible distance, a glissé un brin d'herbe entre ses dents, puis m'a adressé un clin d'oeil.  Evelyne nous tournait le dos.  Elle a demandé à l'étang:

- Qu'est-ce que tu lis ?

- La faute de l'abbé Mouret, ai-je répondu

          Le garçon a lancé un long sifflement ironique.  Le commentaire n’a pas tardé:

- La faute ? a-t-il dit, un livre de cul ou quoi ?

         Il m'a pris le livre des mains, pour voir la couverture:

- Zola, il a fait, connais pas...

           Evelyne a éclaté de rire.  J'avais peur de rougir.  Je ne savais pas si elle riait de moi, ou de l'ignorance de l'autre.  Lui ne s'est pas posé la question, il a rampé vers elle, je l'ai entendu lui dire:

- Ca te plairait, princesse, un petit livre de cul à lire à haute voix dans l'herbe tendre ?

           Il essaya d'immobiliser ses bras, pour l'embrasser dans le cou.  Elle hochait la tête de droite et de gauche en riant toujours.  Elle a fini par s'immobiliser, et il l'a embrassée sur la bouche.
           Ils sont restés comme ça, leurs bouches collées, un temps qui m'a semblé une éternité.  J'ai voulu faire comme si de rien n'était, me remettre à lire.  Mais les mots sautillaient, refusaient de former des phrases...
          J'avais croisé Evelyne deux ou trois fois, pendant les fêtes du 14 Juillet et du 15 Août.  Je me souvenais de sa robe vert pomme, qu'elle portait encore aujourd'hui.  Je me souvenais de l'avoir vue à chaque fois dans les bras d'un garçon différent, se laissant embrasser, et même caresser les seins pendant la danse.  J'ai levé les yeux et c'était ce qu'il commençait à faire: lui caresser les seins.  Il glissait sa main le long de son cou, puis au delà de la clavicule sur son sein droit qu'il dénudait lentement.  Il l'embrassait toujours.  D'où j'étais, je voyais le bras nu d'Evelyne inerte dans l'herbe, à la perpendiculaire de son corps, et un sein blanc maintenant complètement dégagé de son enveloppe verte, comme s'il venait de naître.  Je ne pouvais plus détacher mon regard de ce sein.  Mon corps s'est mis à brûler.  Au bout de longues minutes, le garçon a ouvert un instant les yeux, il ne regardait pas dans ma direction mais j'ai ressenti une gêne intolérable.

- Ca mord ! j’ai crié, avant de foncer vers les cannes à pêche.

            Ils ne se sont pas dérangés.  En arrivant à leur hauteur, je fixais mes flotteurs de toutes mes forces, mais leurs corps ont forcé mon champ visuel, leurs bouches soudées, ce sein monumental qui couvrait la prairie, l'étang, la colline et le ciel... J'ai remonté une de mes lignes au hasard.  Je moulinais trop vite et le fil s'embrouillait.  A son extrémité, gigotait un poissonnet multicolore, celui dont je savais que la bouche minuscule signe pourtant un jour au l'autre la mort d'un étang.  En me piquant à son arête dorsale pour le décrocher, j'eus la sensation de regagner le monde réel.

- C'est une perche arc-en-ciel, a dit Evelyne, on l'appelle le tueur de lac, parce qu'il dévore en quantité les oeufs des autres poissons, tu le savais ?

            Elle était debout derrière moi, finissant de rajuster sa robe.

- Comment le sais-tu, toi ?

- Mon père est dans la recherche en biologie marine à La Rochelle, il est passionné par ce qui vit dans l'eau.

- Il élève des truites ?

            Trente ans plus tard, alors que je suis guide de pêche en montagne, que j'ai parcouru une bonne partie des rivières et des lacs de ce pays et de quelques autres, la truite est restée pour moi un poisson mythique.  Savoir sur quel ton j'ai dit çà !  J'étais un gosse en extase devant un tour de magie: magie des truites et des yeux gris.
            Ils sont restés encore une petite heure avec moi.  Nous étions assis en triangle dans l'herbe, à discuter.  Evelyne a entrepris de m'interroger sur la pêche.  Elle ne comprenait pas l'intérêt de poireauter dans l'espoir qu'une bestiole veuille bien mordre à l'appât.  Cette activité d'allure passive, concédais-je, était un affût: observation, réflexe, maîtrise.  A cela s'ajoutait la satisfaction d'avoir réussi son piège.  Guetter, bondir, ferrer en un éclair... Mais bien sûr ce n'était pas la pêche la plus noble.  Plus tard, j'attraperais des truites et des saumons, à la mouche si possible, des tarpons, des carangues, des espadons voiliers, j'irais en Irlande, en Norvège, en Alaska, aux USA.  Au fur et à mesure, je m'échauffais, dévoilais ma passion.  Evelyne m'écoutait d'un air amusé.  Elle semblait réellement s'intéresser, peut-être rêvait-elle en même temps que moi.  Son compagnon s'était un instant renfrogné de la voir ailleurs.  Ensuite il s'était rapproché d'elle assise en tailleur avec sa robe étalée en corolle autour d'elle.  Son bras avait glissé dans l'herbe comme un serpent, et alors que j'évoquais la Noatak, célèbre rivière à saumons d'Alaska, dont j'avais en tête tous les meilleurs coins pour les avoir lus et relus dans un magazine, je me suis enfin aperçu qu'il était en train de la caresser à l'endroit le plus intime.
           En rougissant violemment, je suis allé récupérer mes lignes et ranger mon matériel.  Quand j'eus terminé, je m'éloignai en longeant l'étang sans me retourner.  Je fis un grand détour, plus grand que je n'avais jamais fait pour éviter les taureaux.  Je me retrouvai en haut de la colline, dans la direction opposée à celle que j'aurais dû prendre.  Là je les ai vus, lui couché sur elle, et j'ai entendu la voix d'Evelyne appeler:

- Ho! hé ! Reviens ! Machin ! Comment tu t'appelles ?

             Je n'avais que quatorze ans, et rien de ce que j'avais vécu ne me permettait de donner un sens à cette journée.  Encore maintenant je ne saurais analyser les sentiments qui se bousculaient en moi, ce mélange d'excitation et de dégoût, d'attirance et de répulsion, de ridicule et de fierté.  Ce qui dominait était une sensation d'irréalité intense.  Le soir, mes grands-parents me crurent malade et j'évitai de justesse la visite du médecin.  Ils conclurent à une insolation et m'obligèrent à garder la chambre deux jours.  Mon grand-père était sévère et borné, je n'étais pas de force à l'affronter, car d'une certaine manière je me sentais moi-même incapable de faire autre chose...
             Dans mon lit je réalisai que j'avais oublié " La faute de l'abbé Mouret “ au bord de l'étang.  L'amour, le désir, la faute... tous ces mots dont j'approchais lentement dans les livres avaient-ils quelque chose à voir avec le chaos d'images incongrues qui menaient leur sabbat dans mon crâne ? Je me caressai plusieurs fois.  Cela m'arrivait parfois, depuis longtemps, si j'étais nerveux ou si je m'ennuyais trop, c'était un geste machinal, presque naturel, comme étirer ses muscles ou respirer à fond, un geste pour apaiser le corps et s'endormir.  Vaguement honteux, il pouvait s'associer à des photographies entrevues à l'étalage des kiosques, mais jamais au corps d'une fille que je connaissais.  Je n'avais jamais eu que des amours platoniques, qui résistaient rarement à une partie de pêche ou à un bon livre.  Ce goût de la lecture me venait probablement de ma grand-mère, ancienne institutrice rurale.  Je la vengeais de ses échecs en ce domaine avec son mari et ses propres enfants.  Stendhal, Zola, Molière, Flaubert, Racine, tous ceux qui assommaient les garçons de mon âge m'avaient séduit.  J'aimais les phrases bien construites, la musique des mots, l'élégance des métaphores, comme la noblesse des sentiments.  J'avais embrassé cent fois Mathilde de la Mole, mais une seule fille m'avait embrassé, dans une surprise-partie, encore était-elle grassouillette et vulgaire.  A l'occasion d'une danse aveugle, où les garçons portaient un bandeau, j'avais senti un corps massif s'engager dans le mien, une bouche épaisse obstruer mes lèvres, et une langue vriller ma langue à une vitesse folle comme pour me l'arracher.  Je m'étais laissé faire, intrigué et plutôt écoeuré.  Etait-ce le cas de cette fille ? Pourquoi agissait-elle ainsi ? Qui était ce personnage déroutant ?
              Au matin du troisième jour, un orage éclata.  J'avais passé mon temps à lire des magazines de pêche et la précieuse collection de Miroir-Sprint de mon père, et je me sentais mieux.  Le monde se remettait doucement en place.  Coppi, Bobet, m'avaient entraîné à leurs côtés dans l'épopée du Tour de France.  Je m'en étais contenté, mais après l'orage le livre oublié me revint en mémoire.  La pluie avait dû faire des dégâts.
            Tandis que j'explorais le pré autour du pommier, à l'endroit où s'étaient produits ces événements étranges, une voix s'éleva, que je reconnus immédiatement:

- C'est ce que tu cherches, Jean ?

            Evelyne me tendait le livre.  Elle m'appelait par mon prénom.  Je me détournai.  Je n'avais pas envie de les voir.  Pourquoi ne me laissaient-ils pas tranquille ?
            Puis je m'aperçus qu'elle était seule.  J'étais mal à l'aise, et une fois encore enfonçai une porte ouverte.

- Tu n'es pas avec le parisien ?, j'ai fait.

-Il est certainement rentré à Paris, le mois d'Août est fini, répondit-elle d'un ton neutre.  Quel incroyable jardin dans ce livre ! Plus tard, le mien sera comme ça, une véritable jungle.  C'est un jardin de poète, un jardin pour toi...

            Avait-elle deviné que je m'essayais à écrire des poèmes, ou bien se moquait-elle encore de moi ? Je me sentis plein d'animosité à son égard, envie de lui demander si elle lisait parfois avec un garçon sous les jupes.  Au lieu de quoi je dis simplement:

- Tu aimes lire, toi aussi ?

            Elle m'a repris dans ses yeux gris, mais j'étais rétif, dur comme du bois.  Elle a dit qu'elle adorait, puis m'a cité des auteurs dont je ne connaissais seulement pas l'existence: des français, Aragon, Paul Valéry, Boris Vian, des étrangers comme Faulkner, Tolstoï et un nom que je n'ai pas compris, et qui était Dostoïevski.  Elle se rappelait ses lectures avec une précision impressionnante.  Cette fille avait quinze ou seize ans, qui sait peut-être cent ans de plus qu'un jeune garçon...
            Nous nous sommes promenés dans la campagne toute la matinée.  J'étais dans un état second, parlant à peine, me contentant de boire ses paroles et de la regarder.  Elle raconta sa vie de fille unique, pensionnaire toute l'année, ses parents divorcés, son père qui observait les poissons au microscope et courait les jupons, sa mère repliée sur sa rancune entre la banque où elle travaillait et la maison.  Elle était en vacances chez sa tante, dans la gentilhommière à l'entrée du bourg, une propriété entourée de murs qui semblait toujours fermée et intriguait les villageois.  Une femme d'après elle un peu folle mais très gentille, qui la laissait libre et passait ses   journées assise devant son piano.

- Mozart, dit-elle, me sort par les yeux.

              La musique m'était étrangère.  La lecture aurait dû l'être tout autant, car mon père aurait voulu faire de moi un footballeur, ou un cycliste à la rigueur, et ma mère s'était également arrêtée au certificat d'études.  Je pensai à notre famille sans initiative, sans ouverture, et dont la préoccupation quotidienne semblait être de tenir, de faire de la résistance dans un environnement hostile... La vie se voulait insaisissable tout à coup, Evelyne venait d'un autre monde, pourtant l'un comme l'autre étions des solitaires.  Pour cette raison, quand elle a pris ma main, j'ai glissé mes doigts dans les siens, malgré tout ce que je ne comprenais pas ces deux minuscules parties de nos corps m'ont paru s'emboîter exactement...
             Dans l'après-midi les choses se sont précipitées.  Quelqu'un nous faisait de grands signes de loin par la vitre ouverte d'une voiture.  Nous étions bien à quatre au cinq kilomètres du village, sur un chemin de terre où nous marchions simplement, parfois silencieux, parfois devisant, mais toujours maintenant main dans la main, dans un accord paisible qu'aucun des deux ne semblait vouloir se résigner à rompre.  L'auto se rapprochait en soulevant un nuage de poussière.  Quand elle fut à quelques mètres je réalisai dans le même temps que j'avais oublié de rentrer pour déjeuner et que la voiture était celle de mon père...
             A ma grande surprise il ne me fit aucune remontrance.  Son visage était las, mais détendu, fait très inhabituel chez lui.  Mon père était un manuel, travailleur acharné, plutôt bourru, toujours soucieux et donc porté sur la bouteille.  L'alcool réclame trois portes d'accès: la fatigue, la timidité, et l'angoisse, que cette dernière soit fille des soucis ou de l'insatisfaction.  Mon père était une proie idéale.  Sportif contrarié, rebuté par l’école, il s'était empêtré après des années d'insouciante nouba dans le monde frustrant du prolétariat.  Il n'était pas homme à rentrer ivre-mort, et s'interdisait la violence, mais on pouvait le classer dans les buveurs excessifs, réguliers surtout, ce qui le rendait irritable, pointilleux et chicaneur.  Il regarda Evelyne, et se contenta de remarquer, un demi sourire aux lèvres:

- Je vois que tu as des excuses !

              J'avais dénoué ma main précipitamment.  Evelyne contemplait mon père sans le moindre trouble.  Elle mettait en batterie ses yeux gris, d'égal à égal.  La complicité qui nous liait disparut par magie.  Elle grimpa à ses côtés à l'avant de l'auto.  J'étais derrière, à la place des enfants, et je pouvais la voir détailler le profil en lame de couteau, les cheveux noirs luisants, les épaules et les bras musclés du conducteur.  Elle était en train de le trouver beau, et j'aurais donné cher pour être ailleurs.
             Au moment de nous quitter, elle me tendit la joue, mais, parce que mon père était là, et surtout parce que je lui en voulais, j'avançai la main.  Les yeux gris s'assombrirent, elle dit calmement:

- Au revoir, Jean, je rentre à La Rochelle demain matin, je pars à l'aube...

- Salut, j'ai fait, comme si je venais de la croiser dans la rue.

              Pendant quelques heures, il ne s'est rien passé.  Sauf que l'ambiance de la maison était bizarre.  Grand-père, qui bougonnait pendant des heures pour une incartade, tournait en rond sans mot dire.  Grand-mère avait pleuré, c'était sûr, mais soutenait que je n'y étais pour rien.  Ma mère m'a serré longtemps dans ses bras, un peu comme le jour où mon père s'était sectionné une phalange avec la scie électrique.  Elle s'est intéressée de près à ce que j'avais fait de mes journées.  Cela non plus n'était pas dans ses habitudes.  Elle n'était ni expansive, ni curieuse.  Je me souviens d'elle à cette époque comme d'une présence silencieuse égrenant les tâches quotidiennes avec une sorte d'entêtement muet.  Il se tramait quelque chose dont j'étais tenu à l'écart.  Même le bébé avait changé, il jouait calmement dans un coin et j'étais content de le retrouver.  Mais le plus insolite était l'attitude de mon père : enjoué, détendu, il semblait s'être débarrassé sur les autres d'un poids qui d'ordinaire l'accablait.  Il plaisantait avec moi, me donnait pour une fois l'impression d'être en vacances.  Je me suis souvenu qu'il devait consulter des médecins, mais quand je le questionnai, il répondit:

- Rien de spécial, je crois qu'ils sont le bec dans l'eau.

                Ensuite il avait reniflé, en balayant cette affaire d'un revers de main, et dévoilé son projet: huit jours en famille au bord de la mer:

- Une surprise pour Jean, pour récompenser son année scolaire, nous partirons après-demain... La Rochelle, ville des corsaires !

             Un grand silence accueillit cette déclaration incroyable.  Les autres savaient à quoi s'en tenir, et hochaient la tête avec un sourire forcé.  Quant à moi, j'avais la berlue...
             Le repas du soir fut tout à fait loufoque.  Grand-mère s'échappait toutes les cinq minutes et revenait les yeux rougis, grand-père était toujours muet, mon père blaguait, sautait du coq à l'âne et buvait beaucoup trop, et moi j'étais à La Rochelle.  Ma mère s'occupait du bébé et s'est assoupie en même temps que lui.  Ensuite mon père partit jouer aux boules au village, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des années, et les autres allèrent se coucher.  Impossible de m'endormir, vers minuit, je n'y tins plus et sortis en cachette dans l'espoir de rencontrer Evelyne.  Je la trouvai effectivement rentrant chez elle accompagnée de deux jeunes filles qui m'étaient inconnues:

- Que fais-tu dehors à cette heure là ? ironisa-t-elle

             Mon  air  grave  dut  l'impressionner.  Elle  fit  signe  à  ses compagnes de l'attendre et me rejoignit à distance:

- Je voudrais ton adresse à La Rochelle...

- Pourquoi ?

- J'y serai après demain.

              Je ne voyais pas les yeux gris, mais j'eus l'impression  qu'elle souriait:

- 16 rue de l'Ange, dit-elle

              Je m'approchai et l'embrassai brusquement sur la bouche.  Elle me lécha la commissure des lèvres à coups de langue furtifs, et s'enfuit retrouver ses amies.  Dans le noir je les entendis pouffer de rire, mais je m'en moquais...
              Le lendemain mon père m'a réveillé à l'aube.  Il m'emmenait pêcher dans la Sioule, dans un endroit d'après lui infesté de barbeaux longs comme le bras.  Avec un peu de chance, on pourrait aussi attraper une grosse truite.  Décidément ! Mon père n'avait pas dû retourner à la pêche depuis qu'il avait mon âge... J'ai vu qu'il n'avait pas dormi de la nuit.  Il avait monté des lignes, retrouvé et nettoyé de vieilles cannes, préparé des dés de fromage, un seau d'amorce de sa composition, et labouré la moitié du potager pour en extraire des vers.  J'étais heureux, bien sûr, mais tellement surpris qu'un peu de méfiance gâtait mon plaisir.  Mon père ne s'occupait jamais de nous, organiser des sorties, jouer avec les enfants, très peu pour lui.  Il travaillait dur, sa façon à lui de dispenser son affection.  Les sentiments qui le liaient à ma mère relevaient du contrat de confiance réciproque: l'amour avait dû pointer son nez au début, mais s'était vite retiré, giflé par la routine.  Mon frère était le tribut classique payé à un instant d'égarement et aux sermons du dimanche que ne ratait pas ma mère.  Il avait sans doute voulu son premier fils, mais très vite ne s'était pas reconnu dans ce rêveur enfermé dans les livres et incapable de frapper correctement dans un ballon...
               Il prépara des sandwichs, laissa un mot pour expliquer où nous allions passer la journée, et nous voilà partis pour la pêche.  Son coin fameux était méconnaissable trente ans après: nous dûmes explorer longtemps les berges avant de trouver un endroit convenable.  Effectivement, nous prîmes des barbeaux de taille respectable, des vandoises et des goujons, mais certes pas de truite.  Le monde était assez miraculeux comme ça...
              L'après-midi, épuisé, il s'allongea sous un arbre et s'endormit.  Il devint très pâle.  Dans son sommeil ses traits se creusaient, et il ronflait bruyamment à cause de son obstruction nasale.  En ferrant les goujons qui maintenant étaient seuls à mordre, je lui jetais de temps en temps des coups d'oeil inquiets: son visage prenait un teint terreux, et quand trois heures plus tard il ne bougeait toujours pas, j'eus vraiment peur.  J'allai le secouer, il émit quelques grognements et lança:

- Alors fiston, çà mord ?

             Mais ses yeux regardaient très loin, au delà de la rivière ils se perdaient dans la forêt...
             Nous rentrâmes à la nuit.  Je ne me souvenais pas d'avoir passé d'autre journée en tête à tête avec mon père.  A la maison, l'atmosphère était toujours équivoque, lourde d'une menace silencieuse.  Je mis une fois de plus beaucoup de temps à m'endormir, à essayer de mettre de l'ordre dans tout ça.  Le lendemain pourtant, nous partions pour La Rochelle...

             Ce voyage a fait de moi un adulte, sans espoir de retour en arrière.  Evelyne n'y fut pour rien, ou pour si peu.  Ma mère ne s'est jamais remariée, elle n'était pas du genre à se révolter.  Durant cette semaine elle ne se doutait de rien j'en suis certain.  Elle ne pensait pas redevenir remmailleuse, elle ne savait pas que son fils si bon élève entrerait en apprentissage, qu'il ferait cent métiers avant de finir guide de pêche dans les Pyrénées, toujours émerveillé de voir un client capturer sa première truite.  Elle n'avait aucun moyen de deviner que son bébé deviendrait, lui, footballeur professionnel.  L'aurait-elle imaginé qu'elle aurait accepté ces destins sans ciller, persuadée de la justesse des choix de Dieu.
              La maison que nous avions louée donnait sur le port. J'ai cherché partout la rue de l'Ange à La Rochelle, au début chaque jour, sans relâche.  Nous n'étions pas arrivés que je me proposais pour faire les courses.  Presque personne ne connaissait la rue de l'Ange.  J'interrogeais les commerçants, les policiers, les passants, les vieillards.  Certains croyaient savoir, et m'envoyaient explorer les quartiers de la ville les uns après les autres.  Je n'allais ni à la plage, ni à la pêche.  Je me proposais sans cesse pour promener mon frère dans sa poussette, incitant mes parents à profiter d'une liberté bien méritée.
              Ce furent les premières et dernières vraies vacances de ma mère.  Mon père disait:

- Notre Jean devient un homme, cette fois c'est clair.

                  Et ma mère, silencieuse, approuvait.
          Après trois jours de vaines recherches, je soupçonnai avoir mal compris: rue de l'Ange, rue Delage, rue de l'Arche.  Il existait une rue Gabriel Delage.  Au numéro 16, un immeuble de cinq étages.  Me voilà traquant les occupants, avec pour seul indice un prénom.  Je rentrai démoralisé.  Au retour, je surpris la conversation de mes parents:

 - Il faut se battre, disait ma mère

- Pour gagner quoi ? Six mois ? Un an ?

- Francis, ne dis pas cela, je t'en prie !

               Ma mère était en larmes.  Mon père, en face d'elle, se servait de petits verres d'alcool qu'il buvait cul sec.  Ma mère reprit:

- Et puis arrête de boire, Jean va bientôt rentrer...

              Mon père lissa ses cheveux noirs d'un geste malhabile, visiblement accablé.

- Jean a compris, dit-il, je suis certain qu'il a compris.  Remarque comme il est prévenant, combien il est attentionné... C'est un homme... Tu pourras compter sur lui.

              Ma mère refusait, hochait lentement la tête en signe de refus entêté.
          Qu'aurait dû comprendre un enfant de quatorze ans ? J'ai revu le visage livide de mon père, pendant sa sieste au bord de l'eau, entendu sa respiration anarchique et encombrée.  Mon père était malade, voilà ce que j'ai compris...

- A Paris ils ont tout ce qu'il faut, a dit ma mère, tous les moyens modernes.

- A Paris ils vont m'estropier...

               J'ai su des années plus tard ce dont souffrait mon père. un cancer des sinus, la maladie des menuisiers, provoquée par les poussières de bois.  Une lèpre qui vous ronge les os de la face et vous défigure, jusqu'à l'hémorragie...
               Evelyne, ce soir là je ne t'aurais pas laissé te moquer.  Je pense à toi sans rancune.  L'espace d'un instant, nous avions mélangé nos lectures, et nos personnages s'étaient rencontrés.  Dans les livres, les adresses sont inventées...
               Nos derniers jours à la Rochelle, mon père me regardait devenir un homme, comme il disait.  Sa bonne humeur me laissait perplexe, me donnait l'espoir que les mots que j'avais surpris fussent une autre chimère.  Nous avons pêché en mer, sur un chalutier, il faisait des châteaux de sable avec le bébé, et sortait le soir avec ma mère, pendant que je jouais les nourrices.  Ma mère dira souvent avoir entrevu durant ces quelques heures le visage qu'aurait pu prendre notre vie... Evelyne, peut-être n'aurais-je pas dû montrer à mon père qu'il avait raison, que s'effaçait l'enfant que tu manipulais.  Peut-être ne nous aurait-il pas crus capables de nous débrouiller... Peut-être aurait-il trouvé la force de lutter, au lieu d'avaler la mort, deux jours après notre retour, nous laissant seuls avec une poignée d’images...

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