Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

mercredi 16 février 2011

Frontières

       "Une frontière est une ligne imaginaire séparant deux territoires "(Wikipedia)
              Franchir physiquement une frontière ne pose plus guère de problèmes en Europe, mais  "outrepasser les limites" ou "dépasser les bornes" sont des expressions devenues presque synonymes  pour des actions tout aussi courantes… Entre l'affaire Florence Cassez où deux chefs d'état s'affrontent à coups de déclarations bravaches en négligeant évidemment les conséquences pour la personne emprisonnée, les déplacements de personnages officiels dans des avions privés, comme dans un passé proche sur des yachts gracieusement mis à disposition, les voyages de vacance permettant des contrats individuels juteux, les vrais-faux dopages de cycliste à la viande contaminée, les pêches d'Espagne étiquetées "de France" et l'utilisation quasi quotidienne de fonds publics à des fins personnelles, l'actualité est riche en exemples de confusion des genres…
            J'ai déjà dit ne pas vouloir faire de ce blog une quelconque tribune stigmatisant les dérives nombreuses, et ces  lignes me servent seulement à introduire une nouvelle autour de ce terme de "frontière à franchir", à moins que ce soit après tout de "limite à ne pas franchir"… 
                                                                      FRONTIERES




                 Mon ami d'enfance Jacques Latour était devenu un avocat prometteur lorsque je le rencontrai par hasard au festival d'Avignon. Nous nous étions perdus de vue depuis presque dix ans, et il insista pour fêter nos retrouvailles le lendemain dans un grand restaurant. Depuis le début du repas, nos souvenirs communs allaient bon train, quand Jacques me montra une fillette de quatre ou cinq ans occupée à faire des entrechats dans le patio de l'établissement…

- Elle se nomme Coralie, je vais te raconter une histoire à son sujet, dit-il en m'adressant un clin d'œil malicieux.

                Jacques avait toujours été un excellent conteur, et je ne doutai pas qu'il eût encore peaufiné ses talents d'orateur:

              " Coralie avait quatorze mois, commença-t-il, et le voyage de noces de ses parents, cinq petites journées en Espagne, se terminait enfin. Je dis enfin, car le couple, Sarah et Olivier, n'en pouvait plus, imagine, un bébé de quatorze mois, douze cents kilomètres à l'aller comme au retour en période estivale... Sauf erreur, les anciens partaient en voyage de noces AVANT la première naissance, la fleur au chapeau et le Khamasoutra en poche, ou quelque chose dans le genre... Mais les parents de Sarah, voulant absolument respecter un semblant de tradition, avaient réservé tous frais payés une petite suite dans un trois étoiles de la Costa Brava, comment refuser ? La mer était pleine de méduses, restait la piscine de l'hôtel. Hélas Coralie ne voulait rien savoir du petit bassin - seul le plongeoir l'intéressait -, pas plus qu'elle n'acceptait de passer une heure à la garderie, à tous moments ses hurlements les mettaient sur le gril. Elle n'absorba rien de tout le séjour, qu'elle finit par une otite et quarante de fièvre la veille du départ, trop de soleil plus la climatisation, selon le toubib...

                Bref, le père en était à se demander comment il allait pouvoir récupérer de cette galère , quand il avisa un auto-stoppeur à la sortie d'un virage peu après Andorre la vieille. Oui, parce qu'il avait fallu passer par l'Andorre: trois paires de boucles d'oreille, deux litres de pastis, un appareil photo, quatre montres, pour un détour de deux cents kilomètres. La nuit tombait, Coralie brûlait de fièvre sans donner le moindre signe de fatigue. Elle avait vomi son lait, et réclamait à cors et à cris une pêche que Sarah essayait en vain de lui faire avaler par bouchées dégoulinantes de sucre. Olivier freina brutalement, la pulpe de la pêche se répandit par terre, Coralie se mit à hurler selon sa nouvelle méthode  pendant que Sarah écarquillait les yeux devant cet accès de folie inattendu. Il y avait des années que son mari laissait croupir sans remords les auto-stoppeurs sur le bord des routes... En une fraction de seconde, il avait dû penser que l'irruption d'un tiers allait créer un choc salutaire:

- Olivier ! qu'est-ce que ça veut dire ? dit Sarah sur le ton qu'elle adoptait s'il menaçait de faire une bêtise.
- Rien, bon sang, la nuit  tombe, en plus il va faire orage...

              De larges gouttes s'écrasaient sur le pare-brise, il revoyait ce qu'il avait un jour enduré, enveloppé dans une couverture de survie au bord d'un fossé. A vrai dire, la charité est rarement un réflexe; pour être honnête, son geste était guidé par une pulsion autrement moins généreuse: par exemple, avec cet auto-stoppeur montait à bord une façon désuète de vivre l'aventure aux antipodes de leur laborieuse excursion...

- Enfin Olive ! il y a Coralie derrière !

              Olive était un diminutif, disons, agacé, quant à la citerne de sanglots qui ruisselait dans son dos, on pouvait certes lui donner un prénom... Il ignora l'apostrophe, et baissa son pare-brise devant un visage sportif et avenant...
             A la seconde même où le passager installa son sac à dos, Coralie se tut, enfourna trois doigts dans sa bouche et contempla l'intrus avec une curiosité tranquille. Ce n'était pas une mince victoire, même si la tête renfrognée de Sarah interdisait d'en faire un triomphe...
            L'auto-stoppeur, un Espagnol au Français correct, s'intéressa immédiatement au bébé. Il conforta l'impression favorable qu'il faisait sur Coralie grâce à un porte-clefs lumineux proprement fascinant. C'était un étudiant barcelonais, qui se rendait à Paris selon l'itinéraire tracé par ses bonnes fortunes. Il ne semblait manquer ni de temps ni d'argent, et à la question d'Olivier sur l'imminence de l'orage, il se contenta de répondre "qu'il  n'était pas en soucre ".
             Olivier comprenait mal la méfiance entêtée de Sarah. Finie l'ère des hippies, quand les stoppeurs portaient des guenilles et qu'on ne distinguait pas les regards derrière les tignasses empesées... Ceux qui acceptaient de les prendre en charge étaient d'ailleurs du même acabit,  aucune personne sensée n'aurait été rassurée de monter dans d'horribles guimbardes où des chevelus proposaient un joint en guise de bienvenue et traitaient l'automobiliste tout venant de " gros porc capitaliste "... Sarah se retournait toutes les trois secondes comme si cet étudiant allait sortir de son sac à dos un couteau pour égorger sa fille. Le porte-clés, en plus d'être lumineux, émettait des bruits inoffensifs qui la faisaient sursauter. Il commençait à pleuvoir plus franchement et les hauts pics d'Andorre se couronnaient de bouchons denses illuminés d'éclairs. Sarah redoutait l'orage, haïssait la pluie, et avait l'habitude de jouer les copilotes par mauvais temps comme si sans elle le conducteur allait verser dans le premier précipice venu. Les deux dangers qu'elle s'inventait l'obligeaient à des contorsions peu glorieuses, et, dans son rétroviseur, Olivier pouvait noter l'œil narquois de l'étudiant, un dénommé Ramon Diaz...

              La route s'élevait régulièrement selon une pente de six à sept pour cent qui poussait leur vieille 305 dans ses retranchements. Olivier devait atteindre les 2400 m de Port d'Envalira avant de passer la frontière au Pas de la Casa.  Les conditions atmosphériques et leur état de fatigue auraient dû l'inciter à faire halte dans une des nombreuses auberges de la vallée. Mais, sans compter qu'il semblait stupide de déposer l'auto-stoppeur dix kilomètres plus loin, le silence attentif de Coralie était un miracle dont il fallait savoir profiter. Le jeune Ramon dut lire dans ses pensées, car il demanda:

- Vous connaissez " La Guapa " après lé col dou Pouymorens ?

             Sarah attendait comme s'il allait annoncer une catastrophe:

- Jé pensé qué l'auto voudra souffler, c'est oun adorable pension dé familia, vous né sérez pas déçous...

           Peut-être avait-il perçu les discrets ratés du moteur, avec l'altitude et l'humidité, le carburateur manquait d'air:

- Elle fait son âge, répondit Olivier, mais je vais jouer du starter, et procéder à un léger réglage.

             Dans une éclaircie, il avisa un terre plein de stationnement, sans s'occuper de Sarah, laquelle lui pinçait la cuisse, sans doute terrorisée à l'idée de rester seule dans la voiture avec l'étudiant.  Le jeune Ramon, une fois encore fin psychologue, proposa ses services, et malgré les protestations d'Olivier, sortit sous l'averse et plongea sous le capot. A peine fut-il dehors que Sarah, les mâchoires serrées, interrogea son mari sur son équilibre mental, lui demandant s'il comptait sincèrement passer la frontière avec un auto-stoppeur dans la voiture.
              Coralie somnolait, ce que son père n'aurait voulu perturber pour rien au monde, d'autre part il avait honte pour le passager de cette suspicion ridicule. 

- Chuut!! fit-il, il n'y a même plus de contrôle aux frontières, je ne te savais pas trouillarde à ce point !

              Sarah haussa les épaules, mais garda le silence, car le jeune homme faisait signe de tester l'accélération. Puis il referma le capot et se précipita dans la voiture à moitié trempé:

- OK !, dit-il, oun peut franchir lé Mont-Blanc !

                Ils reprirent la route pendant que l'orage crevait pour de bon. La 305 avançait sans hoqueter davantage. Bien organisé, l'auto-stoppeur avait tiré une serviette de son paquetage pour s'essuyer et protéger les coussins. Coralie dormait enfin. Seuls le ciel et Sarah ruminaient leur mauvaise humeur. Ils franchirent Port d'Envalira à deux à l'heure mais sans encombres dans un épais brouillard inondé. Dieu! cette idée de frontière n'avait même pas effleuré Olivier ! Bien sûr, le coffre pouvait être plein de pastis, mais le fonctionnaire d'astreinte ne sortirait pas le nez de sa guérite par un temps pareil, un simple coup d'œil à la chaise de bébé, le chef des islamistes passerait la nuit sans problème en France aujourd'hui... Difficile de prendre Ramon pour un ayatollah, avec ses yeux bleus, ses cheveux courts et son allure de moniteur de ski...

                Olivier croisa encore le regard de Ramon dans le rétroviseur. Celui-ci souriait gentiment, et possédait décidément des dons occultes, puisqu'il déclara sur un ton léger:

- Lé Pas de la Casa est en bas, vous mé laisserez en face dé la station-servicio, faites lé plein, lé tarif est très avantageux...

- Ramon ! vous n'allez plus à Paris ?

- Pero si ! né vous inquiétez pas, yé dois saluer oun ami, d'ailleurs, il né faut yamais passer la frontera avec oun estranger dans l'auto !

                Impossible de savoir s'il était ironique. Sarah se sentait honteuse, et Olivier voulut accorder enfin à leur hôte, en leur nom, un peu de crédit:

- Comment s'appelle cette auberge, déjà, Ramon ?

- La "Guapa", dix kilomètres environ, vers Porte Pouymorens

- Je crois que nous suivrons vos conseils, promit Olivier.

                   Sarah se détendait, son mari était satisfait qu'elle montrât enfin à ce garçon un autre visage... L'orage s'éloignait au dessus de la vallée andorrane, laissant derrière lui une pluie fine d'où émergeait quelques lumières des boutiques du Pas de la Casa. Ils stoppèrent à la station et Ramon les quitta avec des remerciements chaleureux, après avoir déposé un baiser sur le front du bébé. Il s'était équipé de vêtements imperméables, et quand il s'éloigna de son pas nonchalant vers le village, Olivier envia la décontraction des libres flâneurs dans son genre. Auparavant, Ramon Diaz avait glissé:

- Yé m'arrangerai pour pétit-déyouner à la "Guapa" demain matin. Si vous n'êtes pas partis, yé serai heureux dé faire oun bout dé chemin avec vous...

                  Ils traversèrent les postes andorran et français sans même ralentir, ce qu'Olivier fit remarquer à Sarah, laquelle répondit, butée, que de toute façon, elle lui aurait demandé de descendre avant, il pouvait en être certain ! Il voulut lui prendre la main, mais elle le repoussa sèchement:

- Regarde plutôt devant toi, fit-elle, ces phares, il doit y avoir un accident !

                   Quelques lacets plus bas dans la descente, on apercevait deux ou trois lampes torches et des feux de voitures à l'arrêt:

- C'est la douane volante, déclara Olivier, tu veux qu'on retourne chercher Ramon ?...

               Mais en voyant sa femme proche de la crise de nerfs, il ne finit pas sa phrase. Elle serrait les poings, murmurant rageusement:

- Si ces cons font ouvrir nos bagages... en plus ils sont capables de réveiller Coralie !

               Exact madame!, le policier a braqué sa torche sur le visage des parents, puis celui de la fillette. L'enfant a cligné des yeux, un instant stupéfaite, puis s'est mise à crier en fixant la pénombre à travers la vitre. Sarah s'est retournée, et a vu elle aussi le mufle du chien-loup contre la portière. Elle a bondi hors de la voiture comme une furie, insultant le fonctionnaire, lequel en avait vu d'autres:

- Tout doux ma p'tite dame, du calme, débloquez plutôt la porte arrière gauche, voulez-vous ?

              Le père ouvrit lui-même la portière, cherchant à s'interposer entre sa fille terrorisée et le molosse qui tirait sur sa laisse: le porte-clés de l'étudiant Ramon tomba sur le sol dans des scintillements multicolores en émettant une sorte de rire idiot. Olivier crut encore que le chien avait perçu les vibrations du jouet, et que là se trouvait la raison de sa curiosité. Mais la bête n'accorda pas un regard au porte-clés; n'était la poigne de fer qui le bridait, il se serait jeté sur Coralie... Olivier eut le temps de jeter un œil sur Sarah qui restait maintenant pétrifiée. Il dénoua en hâte la ceinture de sécurité pour prendre le bébé dans ses bras, tandis que le chien des douanes furetait du museau entre sa cuisse et le siège. Alors seulement il vit, dans le faisceau de la torche, deux cylindres métalliques de la taille d'une cartouche de cigarettes, coincés sous le fauteuil de Coralie..."

- Dramatique histoire, approuvai-je, puis-je supposer qu'ainsi tournée, cher maître, votre plaidoirie emporta l'indulgence des jurés ?

              Jacques prit le temps d'allumer une cigarette et de tirer plusieurs bouffées. Je me demandais où il voulait en venir, quand il me regarda  bien en face et dit:

- Exactement !  les ingrédients sont parfaits pour émouvoir un jury, mais j'étais mort de trac, car c'était ma première véritable prestation... Qui ne compatirait aux malheurs de ce petit couple modèle ? Qui n'a gâché ses vacances avec un bébé malade ? Qui n'a eu des démêlés avec la douane ? Ajoutons que le danger vient toujours de l'étranger, n'est-ce pas ?..

- Une aubaine en début de carrière ! 

-  A ce détail prêt que Ramon Diaz n'a jamais existé... C'était pure invention de ma part. Les parents de Coralie furent acquittés au bénéfice du doute, épilogue rarissime dans une affaire de cocaïne, auto-stoppeur introuvable, mais récit tellement plausible... A l'époque je n'avais qu'une idée en tête, gagner le procès de ce couple, je n'ai en fait jamais su la vérité, et je m'étais fabriqué la mienne, qui m'avait poussé à cette folie... Peut-être sont-ils réellement très forts, ce qui expliquerait qu'ils soient aujourd'hui à la tête de ce luxueux restaurant...

                 Il commanda nos cafés, un vague sourire aux lèvres, puis appela la fillette, qui le reconnut et vint l'embrasser:

-  Alors, Coralie, plaisanta-t-il, tu ne veux toujours pas te marier avec moi ?

                La petite fille secoua négativement la tête en prenant une pose de star...





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