Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

vendredi 6 septembre 2013

Trop tard

Déjà moderne par son orthographe…

                J'ai toujours trouvé lorsque j'étais médecin en exercice que l'adolescence était une période particulièrement difficile de la vie. Soigner des ados exige de la patience, du tact, énormément de psychologie. Il est fréquent de voir des parents aimants et concernés complètement perdus devant ces chrysalides maladroites qui n'arrivent pas à choisir quelles couleurs auront les ailes des papillons qu'ils deviendront. Ils se tournent vers le médecin "de famille" qui semble le seul interlocuteur ayant dans leur esprit une parole d'empathie à la fois non répressive et pourvue d'autorité morale. En un mot "paternelle".
                Bien des parents sont aussi aimants mais peu concernés, d'autre concernés mais maladroitement aimants, certains même ne sont ni l'un ni l'autre… Il n'est pas question de jeter la pierre à quiconque, la vie est dure et même dans la misère les hommes ont des enfants, en nombre d'ailleurs souvent inversement proportionnel aux ressources dont ils disposent. Seulement les enfants ont besoin d'un père, qui n'a pas toujours la présence qu'ils attendent de lui. Cette nouvelle voudrait illustrer le problème, avant qu'il devienne grave au point d'aboutir à ce genre d'issue effrayante dans son délire 





TROP TARD

           La première chose qu'il vit en s'éveillant fut la clarté du jour à travers les volets. La seconde fut un triangle de drap blanc rabattu sur la couverture: la place de sa femme était vide. Trop tard.

           Il effleura son front, puis ses joues, ses doigts restaient à distance de la peau, à plat sur la courte barbe. Il bailla au maximum des possibilités des muscles de son visage, à en avoir mal aux mâchoires. Comme tous les matins, une quinte de toux le secoua. La porte de l'armoire à linge en face de son lit émit un piaulement en s'ouvrant toute seule de quelques degrés. En bougeant à peine il aurait pu se voir dans la glace. Mais il resta immobile. Il ne se sentait pas fatigué. Plutôt vide.

         Sa femme avait dit qu'elle s'en chargerait, parce que lui rentrerait dans les quatre heures du matin, qu’il lui faudrait dormir... Non, pas question, j'irai moi... Il avait appris la nouvelle au téléphone, après une courte sieste sur une aire de repos d'autoroute. Son premier réflexe avait été de retourner au restaurant commander un cognac, le boire rageusement d'un trait en regrettant qu'il ne lui brûle pas l'estomac davantage, que ce verre d'alcool ne le déchire pas de la gorge au ventre. Il aurait bu un litre de cognac, mais il y avait ce bahut à ramener, quinze tonnes de légumes et de responsabilité... Il était remonté dans sa cabine, avait longtemps laissé tourner l'énorme moteur en laissant la porte ouverte, perdu dans l'avalanche de grondements que le camion versait dans son crâne. Il avait refermé la porte, branché sa radio, pour conduire des heures en automate...

         D'après la clarté, il était plus de huit heures. Petit Jean devait dormir encore, ou être à l'école. Il peina pour se rappeler qu'on était Samedi. Donc il dormait. Oh! il espérait qu'il dorme. Ou bien sa femme l'avait emmené chez sa grand-mère… 

        C'était vraiment à lui le père d'aller là-bas. Ce n'était pas son rôle à elle. Pas de réveil dans la chambre. Quand il rentrait chez lui, c'était pour dormir. Il aurait fallu récupérer le réveil, au rebut dans un placard de la cuisine. Il éprouva une forte envie de café.
       En se levant, il croisa son corps massif dans le miroir, son profil encore athlétique, n'était ce bourrelet de graisse qu'il n'effaçait plus même en creusant l'abdomen. Il eut conscience de repousser une partie de lui en refermant la porte de l'armoire qui gémit de nouveau. 
        Petit Jean n'était pas dans son lit. Il alla mettre en route la cafetière, jeta une pincée de daphnies dans l'aquarium au dessus du frigo. Les deux poissons rouges clappaient du bec stupidement. L'idée lui vint d'aller dans la chambre de Yves.

        Elle était sombre et rance, mais il n'ouvrit pas la fenêtre, se contentant de s'asseoir sur le lit en écartant un fatras de vêtements sales, d'attendre que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Il sentit l'odeur de son fils, et même cette odeur il ne la comprenait pas. La tapisserie crasseuse était presque entièrement recouverte de posters: des choppers, des personnages de science-fiction bardés de cuir et d'acier, des basketteurs noirs américains, des animaux de la préhistoire, et aussi des fleurs tropicales aux couleurs éclatantes. Sur le bureau, une bricaillerie hétéroclite où on pouvait reconnaître des autoradios démontés et des boîtes de bière vides. 
         Il pensa au visage en larmes de sa femme lorsqu'il était rentré cette nuit. Ce n'était pas tant ces larmes qui l'avaient frappé que l'épuisement lisible de ses traits. Il essaya de se remémorer la dernière fois où il était entré dans la chambre de Yves. Non, plus exactement la dernière fois où il avait regardé  ce capharnaüm. Il laissa son œil dériver sur les carcasses d'autoradios, sur l'Opinel, fiché dans le bois vermoulu de l'armoire, sur les cassettes en vrac, les boîtes de bière, les posters, et les bouts de papier collés au mur. Il se leva, s'approcha pour lire: "Dévasté par l'ennui, ce cyclone au ralenti…","Que faites vous du matin au soir ? Je me subis.", "Une seule chose importe, apprendre à être perdant". Dessous, une signature: Cioran. Inconnu au bataillon. 
       Il prit une demie cigarette roulée sur le bureau, et à la première bouffée reconnut le goût. Ce n'était pas du tabac. Il sentit confusément qu'il devait jeter le mégot dans les toilettes. Tirer la chasse. Une fois, deux fois car des débris surnageaient à la surface de l'eau. Ou peut-être n'aurait-il pas dû. 
       La colère renaissait en lui. Il entendit la cafetière déborder. Sa femme avait déjà mis de l'eau, ce matin. Elle y avait pensé. Il fit claquer sa langue avant d'émettre un raclement de gorge qui se transforma en une sorte de plainte rauque et brisée. Il sauva ce qu'il put de café, une bouillasse trop claire qu'il mélangea à du lait. Il savait ce que sa femme prenait au petit déjeuner, et aussi ce que prenait son plus jeune fils Jean. Mais pour Yves il ne savait pas. Pour Yves il ne savait rien. Jamais. Et surtout pas ce qui se passait réellement encore aujourd'hui. 

            Yves avait dix-huit ans. Né à l'époque où lui livrait dans toute l'Europe, et même au delà. L'année où il rêvait de créer sa propre entreprise de transports. Il avait appris la grossesse en Belgique, et la naissance au Portugal. Le souvenir restait très net du calcul un peu sordide qu'il avait fait mentalement pour savoir si les dates correspondaient. Rares étaient ses escales au foyer. Il pouvait rester tout un mois absent. En ayant honte de ces calculs, il les avait ruminés jusqu'à la nausée. Certaines fois ses conclusions étaient rassurantes. D'autres fois elles le rendaient sombre et agressif, au point de gâcher ses jours de repos. Il n'avait jamais osé en parler à sa femme. Pour Jean, il était sûr, mais pas pour Yves.
       A cause du soir où il avait surpris un couple à s'embrasser sous le porche de leur immeuble. Manœuvrer un semi-remorque est malaisé, il n'avait pas réussi à voir l'homme, et sa femme avait nié toute la nuit. Mais la lumière de son appartement s'était allumée quelques minutes après la scène, et, en introduisant la clé dans la serrure, il aurait parié la voir s'éteindre... Sa femme n'avait pas trouvé d'explication valable à la présence de son manteau par terre dans le hall d'entrée. Elle avait nié farouchement. Il avait arrêté de la cuisiner après s'être meurtri la main sur un mur…

           Cette histoire avait fini par s’effacer, et aujourd'hui voilà qu’elle lui refaisait signe avec des gestes lents de fantôme.  Yves lui semblait tellement étranger, avec ses sautes d'humeur, ses états d'âme, cette sensibilité d'écorché et en même temps sa prodigieuse inertie. Yves ne regardait pas quand on lui parlait, ou bien s'il le faisait il regardait "à travers" son interlocuteur, et on finissait par laisser tomber…
                 Il retourna dans la chambre de son fils, mais c'était une chambre de jeune homme de son âge. Enfin il fallait supposer. Il commençait à s'habituer au désordre de cette pièce, à se représenter Yves dans son fouillis. Il avisa un autre morceau de papier sur le mur: "Vivre, c'est perdre du terrain", " L'antidote de l'ennui est la peur". " Il faut que le remède soit plus fort que le mal". Ces phrases… Est-ce que sa femme les connaissait ? Est-ce qu'elle les comprenait ? 

          C'était à lui d'aller là-bas au commissariat, on pouvait envisager la question sous tous les angles, c'était pas le rôle d'une femme d'affronter ce genre de problème. Il chercha sa montre: 9 heures et quart. Où était petit Jean ? Il avait envie d'avoir Jean près de lui, de lutter avec lui, de se mettre avec lui en position de mêlée et de lui dire pousse !, vas-y ! pousse plus fort ! tu crois qu'en équipe de France ils voudront d'une mauviette comme toi ! mais tu n'as rien dans les bras! rien dans les épaules ! du sang de navet ! Et petit Jean aurait gonflé son cou comme un taurillon, serait devenu cramoisi, puis, épuisé, aurait abandonné dans un éclat de rire, se vengeant de la force de son père par un croc en jambe d'oiseau querelleur...

         Il se demandait si elle en avait fini, là-bas, s'ils allaient rentrer tous les deux ou s'ils allaient le garder. Inutile de dramatiser. Les flics allaient sûrement venir, de toute façon, perquisitionner, poser des questions: vous êtes son père ?… vous n'étiez au courant de rien ?… parlez-moi de Yves, voulez-vous… Peut-être devrait-il ranger cette chambre, ou bien la laisser telle quelle…  Il était sûr que sa femme pleurait, en ce moment même, et il n'y avait aucun moyen d'empêcher ça. Il était là, il ne s'était pas réveillé, et elle était bloquée au commissariat. Yves devait être assis sur un banc, à regarder la pointe de ses souliers, et les flics en train de scruter son visage en quête d'informations qu'ils n'obtiendraient jamais. De réactions qui ne viendraient pas. Parle bonhomme, défends-toi… 

          Mais ces mots ne convenaient pas pour Yves. C'étaient des mots entre lui et Jean. Des mots d'un même sang. Il aurait voulu faire le cheval pour son jeune fils, aurait aimé à cet instant sentir les petits pieds rageurs de son cavalier s'enfoncer dans ses flans, les petites fesses labourer ses reins... Il se sentait un peu reposé, maintenant, il retourna à la cuisine se refaire du café. Un vrai café, serré. Il se mit à table, devant la tasse fumante. Il contempla les poissons rouges, qui avaient avalé toutes les daphnies, et frétillaient pour attirer l'attention. Pas sûr que sa femme pensait à les nourrir chaque jour. Un rayon de soleil réchauffait son dos meurtri par les heures de conduite. Il posa ses lèvres sur la tasse et dégusta une gorgée. Il chercha son paquet de cigarettes, aspira une bouffée, qui réveilla un accès de toux. Il cracha dans l'évier, laissa l'eau couler. Dieu sait à quelle heure les flics allaient se pointer. Ç’aurait été le bon moment, maintenant, pour faire le cheval. Pour faire le cheval, après tout, il n'était pas forcément trop tard…





1 commentaire:

  1. Putain, j'aime. j'ai déjà lu une tien nouvelle que je n'ai jamais oubliée, un bib qui monte dans une chambre. Il y a 20 ans !

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