Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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samedi 28 décembre 2013

Une nouvelle pour Noël




             Les incontournables fêtes dites de Noël restent une épreuve pour ceux qui à cette occasion ressentent douloureusement la solitude quand ils ne l'ont pas choisie. Le médecin connait bien cette période officiellement joyeuse et pourtant déprimante pour ses malades et ses personnes âgées, lesquels réclament parfois sa visite comme on gratte une allumette dans le noir. 

            Bien des vieillards sont maintenant chouchoutés dans des résidences modernes qui n'ont plus rien à voir avec les anciens hospices à la réputation déplorable. Bien éclairés, parés de guirlandes et d'arbres de Noël clignotants, ces véritables hôtels aménagés se déguisent en salles des fêtes et réussissent presque à représenter une ambiance familiale chaude et colorée. 

             Pendant ce temps, dans les HLM et les quartiers pauvres, nombre de "couples" comme celui de la nouvelle qui suit piétinent encore sobrement dans le gris de leur  quotiden. Ce texte, un petit signe dans leur direction, avait été publié en son temps dans la revue "Encres vagabondes" dont j'ai découvert qu'elle s'était transformée en site sur Internet.


                                                                               







LISSE

               Henri était une surface lisse et molle.  Et une voix de fausset, dont on se demandait d’où provenait l’acidité dans cette enveloppe de doux saindoux.  Quelques poils rebelles sur le crâne suggéraient une virilité que rien d’autre n’attestait vraiment.  Lisse, mais aigrelet, comme le lait « bourru », ce lait un peu écoeurant de la première traite.

             Henri vivait avec sa mère, lourde épave hélas depuis longtemps inhabitée.  Les nuits surtout étaient sa hantise : il fallait se lever pour la porter au pot, cahin, caha, la hantise de la chute. Il la recouchait, ne te relève pas, n’essaye pas de te lever, il se rendormait mal.

            Henri était son seul enfant, pour dire, le seul présent.  Les autres avaient vécu, mariés plus ou moins, perdus, beaucoup moins lisses.

          Une surface lisse et molle.  Fines lunettes cerclées métal mais sans éclat sans angles, ternes drageoirs de gros yeux gris à fleur de tête.

           Henri connaissait tout des tâches ménagères, savait faire à manger, laver ou repasser, changer l’ampoule ou faire les vitres.  Quand il avait fini, de vingt-cinq pinces à linge il confectionnait une salle à manger de poupée, une chambre à coucher, une bibliothèque.  Il savait la vernir, et volontiers l’offrir.  Ses mains étaient soignées, propres, un peu épaisses, et lisses.
          Lorsque la vieille tremblait et chevrotait en équilibre sur sa canne, les lisses mains soignées quittaient les pinces à linge, formaient des poings un peu mous, et la voix fluette, agacée, se mettait à siffler jusqu’à ce que l’autre enfin couchée marmonne hors de danger.
          Il fallait mettre le verre d’eau, pour le dentier, tester la sonnette de nuit, approcher le bassin d’aisance qui ne servait jamais, remonter le réveil.  Oui, Henri travaillait.  Dans un asile de vieux, pas plus vieux que sa vieille, un tout petit peu plus seuls.  Il s’y acquittait des mêmes tâches que chez lui, servait les repas, changeait le linge et les seaux, et les faisait marcher si vieux claquant des pieds tremblant des mains souillant les linges.  Ses rides à lui c’était sa vie sans femme et sans enfants, rien que ses vieux seulement sa vieille.  Mille fois lavées mille fois séchées, ongles polis après chaque selle après chaque seau, après manger, ça fait des mains trop lisses, le dos se voûte, le crâne luit, la joue imperceptiblement s’affaisse.  
              L’ampoule du salon éclaire, avec timidité, presque furtive, la table.  Sur la table les pinces à linge, car on est de nouveau le soir, et la toile est cirée, bien propre, lisse, bien lisse, le repas est fini.  Le lino du sol est souple encore, en bon état, sauf à cet endroit où la canne accroche et la fait trébucher quand elle revient du pot. 

          Dans l’escalier, entendez cette jeunesse qui rentre tous les soirs en riant, et il est difficile de comprendre vraiment ce goût qu’elle a pour le rouge.  Juste avant le rire, ou après, ou même parfois pendant, un bruit de mobylette, la même que celle d’Henri pourtant, les mobylettes ne sont pas toutes équivalentes.  Jeune fille en rouge, acidulée, brunette, parfois une tache de noir, une bottine, une écharpe, une frange de cils, tout le reste en rouge, tout le reste en rires...

                Henri lustre le vernis des pinces à linge.  Il s’applique.  Ses gestes sont précis.  Il tire un peu la langue, en travers, à la manière d’un écolier.  Il confectionne une salle de classe, les pupitres, les bancs, le tableau noir, l’estrade avec la chaire.  Le poêle à bois lui a donné beaucoup de mal.  Verni noir.  Sculpté.  Bien lisse.  Il a pensé au tas de bûches, aux craies, à la patère où pend la blouse grise du maître.  Il pense à cette jeune fille en rouge, à cette attirance qu’elle a pour le rouge.  Il ne lui a jamais parlé.
              La vieille est allongée dans la pénombre sans dormir.  Elle est encore vivante, les yeux ouverts, inerte.  La pendule récite un chapelet.  Tout est normal.  Tout allait bien il y a peu de temps.  Henri découpe avec soin un minuscule morceau d’éponge, qu’il collera, ainsi qu’un bout de craie, sur le bureau du maître.  Il l’arrondit.  Difficile.  Tout était comme d’habitude quelques secondes auparavant.

            Le bruit mat ne le trompe pas.  Il écoute le silence.  Elle n’appellera pas.  Il sait qu’elle est par terre comme un vieux tas de nippes.

            Il reste ainsi un long moment, comme hébété, et l’épongette lisse glisse entre ses doigts.  Il n’a pas senti l’indignation gonfler ses mains, battre à ses tempes.  Pourtant c’est bien sa voix cette scie suraiguë qui crisse d’une injure à l’autre.  Il crie qu’il en a marre, qu’il va s’en débarrasser, la parquer avec les autres vieux, qu’il va la tuer.  Il est là, debout, les bras ballants.
           La vieille le fixe, stupide.  En elle rien ne bouge, elle est empêtrée dans ses robes, engluée dans son âge, souillée.  Sourde, elle attend qu’il la relève.

- Mais calmez-vous, monsieur, elle a la jambe cassée, sûr !

            Henri se retourne, voit ouverte la porte d’entrée, et s’affole à ne voir que du rouge.  La jeune fille s’est précipitée, prend la main de la vieille, lui caresse les joues, lui sourit.  Elle s’est arc-boutée derrière elle en glissant ses bras sous les aisselles.  Henri, pétrifié, est anéanti par l’évidence de l’accident, asphyxié par la présence de la jeune fille en rouge.  Cette dernière le regarde et attend, partagée entre la colère et la compassion, mettant sur le compte de la bêtise cette paralysie émotive.  Lorsque la vieille esquisse un gémissement, Henri sent ses membres reprendre avec difficulté leur autonomie. Il réussit à s’accroupir, saisit les jambes de sa mère, à deux ils hissent ce corps dont la pesanteur difforme et la douleur maintenant évidente les terrorise.  La honte l’aiguillonne, de l’odeur nauséabonde, des linges maculés, lui fait reprendre ses esprits, balbutier des excuses et des remerciements.  La jeune fille lutte contre le dégoût qui l’envahit, arrange les draps avec des gestes inutiles, obtient les coordonnées du médecin, puis à reculons, insensiblement, irrésistiblement, glisse vers la porte, lentement s’échappe.
  
          Henri maintenant se confond en excuses, en compliments maladroits sur la gentillesse, la générosité, le courage, mais pas sur le rouge, non, rien sur le rouge, il lui va si bien le rouge, comme elle est belle en rouge.  Il s’arrondit, ramollit, redevient lisse, lisse et fade comme un bloc de graisse.  Il coule doucement dans sa direction, réalise qu’elle se rétracte, cherche pour ainsi dire à fuir.  La voix aigrelette danse autour d’elle comme une luciole, pointillant une pauvre barrière de mots pour tenter de la retenir.  Elle a déjà franchi la porte lorsque, en désespoir de cause, il lui tend le cadeau, il lui offre la salle de classe en pinces à linge, les pupitres, l’estrade, la patère, le tableau, tout y est, manque seulement l’éponge, il la voyait sur le bureau, là, négligemment posée sur le bureau. 

              La jeune fille le regarde rougir, elle ne pense qu’à s’en aller, elle tient la salle de classe comme s’il s’agissait d’un explosif dangereux, hoche la tête en s’excusant à son tour, en remerciant maladroitement, arguant qu’elle est pressée, que quelqu’un l’attend.  Dans l’escalier, Henri entend le claquement de ses talons, puis son rire, ou plutôt une caricature boursouflée de son rire, et peu après le moteur de la mobylette, le moteur heureux de l’autre mobylette.

            Effaré de sa propre audace, Henri retourne dans la chambre de la vieille.  Longtemps il reste assis face à elle, éreinté, comme s’il allait s’évanouir.  Chacun regarde l’autre sans le voir, aucun ne parle.  La vieille femme garde un visage étonné, guettant le retour de cette douleur inhumaine à l’affût dans son corps, ce poignard que l’immobilité masque traîtreusement.  Puis Henri se souvient, machinalement lui reviennent les gestes familiers, nettoyer le sol, les draps, la robe, salis, maculés, sans rien voir, sans rien sentir, juste les choses à faire, mettre les linges dans la baignoire, chiffonner les journaux, les couches, les descendre à la poubelle.

Attendre.

           A l’arrivée du médecin, Henri venait de refermer le couvercle du container à ordures.  Quelqu’un avant lui avait déversé un monceau d’épluchures, d’où émergeait un poêle à bois miniature et, si on fouillait avec le doigt, un bureau, des pupitres et des bancs, toute une salle de classe où presque rien ne manquait.
             Le médecin a vu les pieds de la vieille, un pointé droit sur le lit, l’autre comme un bateau sur le flanc.  L’ambulance a tout emporté, la forme allongée, la douleur, la voix d’Henri, grêle et consolante.  Après son départ, le silence de l’appartement résonnait étrangement.  Henri a prêté l’oreille mais aucune mobylette ne ronronnait, aucun rire ne jouait.  
           Il a pensé qu’il allait dormir une nuit entière et qu’il avait beaucoup de temps devant lui.  Il est redescendu dans l’escalier, furtif et lisse, en se cachant.  Il a fouillé dans le container.  Deux étages précipités, pour remonter, et son corps bousculé eut d’étranges réactions, vertiges, palpitations, une brume devant les yeux.

             L’épongette avait roulé bien loin, Il l’a trouvée blottie contre un mur.  Il a rincé minutieusement la salle de classe, séché le tout au séchoir, collé habilement l’épongette sur le bureau minuscule.

           Ensuite il s’est endormi sur la table sans penser à rien.



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