Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

mardi 10 juin 2014

Toulon (no rugby !)

            Mais non, je ne vais pas me lancer dans la querelle des pour et des contre le vainqueur du doublé Coupe d'Europe- Top 14 ! Chacun voit midi et sa porte et les Toulonnais voient le soleil briller sur la Méditerranée, tant mieux pour eux.  Non, Toulon est juste le titre d'une petite nouvelle (ça faisait longtemps, non ?) en partie mais bien sûr en partie seulement inspirée par mon exercice professionnel (toute ressemblance, etc…

           Imaginons que j'étais en consultation et que j'essayais comme d'habitude par des moyens détournés maladroits de soutirer quelques renseignements sur des stations de morilles cf le dessin ci-dessous:

Trop gros, passera pas…
Après donc m'être fait remettre à ma place comme je le méritais, le téléphone sonna…


                                                                Toulon




           Le téléphone a dit c'est moi, c'est Roger, est-ce que je peux vous parler deux minutes ? D'homme à homme, docteur, deux minutes, vous avez du monde ? Entre deux patients…Bien gentil... le Lundi, c'est mon seul jour, encore que je n'ai pas fini, il faut bien le faire son travail vous êtes de cet avis ? on ne le choisit pas son travail,  d'abord qu'est-ce qu'on choisit ? J'arrive...

               Je savais sa femme partie. Je savais la Denise revenue, puis repartie, puis... Je savais beaucoup de choses sur eux, depuis dix ans... Il attaqua franco:

             De vous à moi, Docteur, on est des hommes, je ne sais pas quel âge vous avez, à peu près, moi j'ai quarante neuf ans, à quarante neuf ans, disons pas tous les jours, mais tous les deux jours, allez, trois fois par semaine, est-ce que c'est normal ?

           Musculeux, tout en viande, en os, c'est un boucher. Hum, la question n'est pas là, Roger, ou plutôt, rien ne sert de l'aborder sous cet angle... On fonctionne pas pareil, elles et nous...

             Tout de même, c'est bien avec un homme qu'elle est partie, non ?

            Il me l'avait déjà décrit, plus vieux, bedonnant, et sans le sou. 

           Deux fois qu'elle revient, mais elle dit non à tout, elle est là-bas, assise sur un lit, elle ne veut rien entendre, rien ni rien... Folle... D'ailleurs, elle ne prend plus aucun médicament, ni somnifère, ni... elle peut rester des heures sur une chaise...

           Elle n'est pas partie pour ça, Roger.

 Alors quoi ? 

 Alors rien. 

          Plus vieux, du bide, et au RMI. Faire avec. Il réfléchit, sa main réfléchit, ourlée de rose sang, à plat sur les pectoraux.

          Quand je vois Suzanne, à la boulangerie, jamais dehors, ou quand elle est dehors, comme la dernière fois, c'est pour aller chez le dentiste... En plus, la belle-mère toujours sur les talons... Est-ce qu'elle se plaint pour autant, la Suzanne, Docteur ?

           Lui dire que oui, ça arrive, à sa façon, du genre aujourd'hui je m'occupe de moi, je vais m'offrir une consultation, on va m'écouter ...

           Tout le monde se plaint plus ou moins...

          Denise, elle sort quand elle veut, tous les après-midi... Elle peut même aller à Toulon, d'ailleurs toute l'histoire a peut-être commencé là... Je me posais des questions, à propos d'un type justement de Toulon, un cuisinier, marié à une amie d'enfance, elle me jurait... Je ne l'ai jamais empêchée de sortir, elle n'a jamais aimé servir au magasin... Est-ce qu'on choisit ? Je vous jure, beaucoup sont plus malheureuses... Tu veux partir ? Eh! bien pars, tu veux rester, soit, dans ce cas mettons-nous d'accord... Non ? Docteur, dites-moi quelque-chose... Elle ne sait plus où elle habite, au sens propre, elle est perdue... 

        Elle aime quoi, Denise, qu'est-ce qui lui fait plaisir ?

       Les mains s'essuyent machinalement sur le devant du tablier. Elles n'y trouvent rien de consistant. A l'entendre, Denise aime aller danser, c'est la seule chose, nous, pour aller danser, les hommes, quand on approche la cinquantaine, enfin...

       Parce que les femmes, Roger, n'ont guère de besoins, seulement des désirs. La lune ou la plage, l'éclair d'un bijou, les rêves...  Roger n'a pas l'article en magasin, Roger se lève à cinq heures et termine à neuf le soir. Deux ou trois fois par semaine, est-ce que c'est normal ?

         Roger, la question n'est pas là...

        Les épaules roulent, les poings fouillent dans les poches du tablier.

       Elle-même, avant ces caprices, ces voyages à Toulon, elle ne voulait jamais rien faire, toujours fatiguée, la migraine, vous la connaissez... Ne serait-ce que l'été, en Cerdagne, avec ma sœur et mon beau-frère, quand les journées sont longues, qu'il fait si bon le soir,  eh bien rien à faire, que voulez-vous…

         Le mois d'Août en Cerdagne, pour les moissons. Matin, cinq heures, soir neuf heures.

       On pourrait bien sortir, je suis pas contre, boire un pot après… Soit. Alors elle part et elle revient, Docteur, nos filles sont grandes, Jackie et Josette, les jumelles, ont dix-neuf ans, Bernadette se marie dans six mois, c'est ridicule… L'ainée d'ailleurs ne veut plus lui parler… Je vais être obligé de retirer sa signature, à la banque, comment faire autrement ? Un RMI pour deux ? 

        Un voyage, Roger, un restaurant, un cinéma… Une pause, peut-être…

        A ce compte-là, je pouvais aussi bien l'empêcher d'y aller, à Toulon, pendant ce temps, personne, tout seul  pour servir au magasin…

        Il habite où, cet homme ?

        Agen, n'empêche, la première erreur, c'était Toulon, docteur… Elle le trouvait marrant, il buvait comme un trou… Celui d'Agen, il n'est venu qu'après, je suppose que c'est le même genre, je ne sais pas au juste comment elle l'a connu…

         Les migraines, Roger, c'était…

        Ah! mais vous le savez, toujours en fin de matinée, quand le magasin est plein, tu veux vraiment te coucher ? Eh bien va te coucher, appelle, c'est ça, appelle, combien de fois, docteur, elle nous a fait le coup ?  Onze heures et demi du matin, quand les gens achètent leur pain et leur viande, va te coucher, ferme bien les volets…

         Les mains deviennent des poings, hésitent, abandonnent, recollent au tablier…

         Il faudrait… Le désir est fragile, la routine, l'âge aussi, elle veut faire le bilan…

         Il est facile à faire, le bilan… Elle voudrait peut être rester, mais sans rien faire au magasin, et sans que je la touche…

           C'est Denise que tu désires, ou c'est d'une servante peu farouche dont tu as besoin ?

         Peut-être que, dit comme ça, en tutoyant, il saurait répondre… Quand est-ce qu'elle manque le plus, la Denise, Roger ?

         Manquer ? Si seulement elle manquait de quelquechose, demandez aux filles, Docteur…Manquer de quoi ! Faudrait voir qu’elle s’en plaigne ! En tout cas, si elle vient à la consultation, motus de tout ça, hein ? Persuadez-la, par exemple dites que c'est pour la migraine, mais n'ayez pas peur de taper fort, en piqûres  ce serait mieux, je compte sur vous, et maintenant il faut que je vous laisse, docteur, notre journée n'est pas finie, drôle de métier aussi, le vôtre, moi j'en ai bien jusqu'à neuf heures, qui sait les bêtises qu'elle pourra faire, d'ici là…

          Il repart en courant, à foulées entravées, sous ce grand tablier qui emprisonne ses cuisses…

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