Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

dimanche 25 décembre 2011

Réveillon



                      A Noël on pense aux enfants. Quand ils sont malades, on pense à eux plus fort encore… L'an dernier je vous proposais une nouvelle sur le sujet (Les Pères Noël)… 

                    Les personnes agées n'apprécient pas toujours particulièrement cette fête dite "de famille"…Elles se retrouvent seules si ladite famille est loin, culpabilisées si elle est dispersée ou si elle montre une unité de façade… Elles peuvent se sentir épuisées à l'avance d'avoir à se taper le boulot quand elle sont valides, effrayées de devoir gâter une ribambelle de descendants, ou encore, le cas est fréquent, elles tiennent par dessus tout à leurs précieuses petites habitudes…
                  Le médecin constate souvent une angoisse particulière chez ses patients âgés, qui le convoquent plus volontiers à leur chevet, souvent pour des broutilles, en cette période de fêtes, laquelle peut même initier des dérapages, comme dans cette nouvelle





                         TOUS LES MORCEAUX SONT ENTIERS

                      A trois jours de Noël, un Vendredi, je fais un saut chez ma mère.  Je sonne, j'insiste, pas de réponse.  Ma mère est âgée, vit seule, et s'entête à rester chez elle. Le double de sa clé me permet d'entrer, mais diable, personne dans le salon...  Quand j'appelle, revient l'écho plaintif d'un gémissement depuis la salle de bains...

                   Coincée entre le bidet et la  baignoire, elle s'est cassé quelque chose, c'est couru.  Ca devait arriver depuis bien longtemps.

- Tu as mal, maman, est-ce que tu as très mal ?

                Elle fait signe que oui, oh! là là oui, elle montre l'épaule...

             Je ne sais pas comment je l'ai traînée jusqu'au lit.  Elle était pâle, si pâle, j'ai cru qu'elle allait mourir.  J'ai appelé mon frère Robert, les pompiers, le toubib, ma femme…et bien sûr Robert, mon frère...  Bon Dieu on était à trois jours de Noël...  Il fallait l'envoyer à l'hosto une veille de week-end...  Et après c'était la fête de Noël, j'étais venu l'inviter...

            Chaque année, c'était la même chanson pour convaincre ma femme.  Je m'y prenais dès la Toussaint.  Ma femme râlait d’après elle à cause de Robert.

- En vingt ans, peux-tu juste me dire combien de fois ta mère a passé Noël chez Robert ?...

- …Et combien de fois NOUS avons mangé chez lui ?

              A la fin des fins, elle avait dit oui, mais pas question d'inviter Robert et Monique, cette fois elle n'avait rien voulu savoir:

 - Ta sainte nitouche de belle-soeur !, elle sifflait...

            Elle râlait pas tellement à cause de Robert, plutôt à cause de Monique.
            Elle pouvait pas l'encadrer.
         Qui sait, peut-être au fond se doutait-elle de quelque chose.  Peu probable quand même.  Monique et moi, çà n'avait rien d'une liaison.  Tout juste un caprice, une fois ou l'autre.  Une bouffée, difficile à comprendre...
        L'hôpital se moquait bien de tout çà.  De Noël, de ma femme, de mon frère et de Monique, du week-end d'avant Noël.  Quant à ma mère, ce n'était déjà plus ma mère...
          C'était le 12, côté fenêtre...
        Le 12, côté couloir, était déjà opéré, déjà au fauteuil, donc vivant.  Une petite femme du même calibre que ma mère, peut-être plus jeune, qui m'apostrophait au passage:

- Jules, rrreviens ici immédiatement, ou tu iras en pension, tu n'y couperas pas, mon lascarrrr !

          Elle me montrait du doigt, un doigt osseux maculé, oh! misère, maculé d'excréments.
         Deux internes, une fois, en avaient plaisanté:

- Où en est le fémur du 12 ?

- Satisfaisant, tous les MORCEAUX du cerveau sont entiers !

           Et ma mère, là, qui faisait semblant ou qui n'était pas inquiète.  Qui me demandait des nouvelles de Robert:

- Avec tout le travail qu'il a !

          Ils l'avaient bandée.  Emmaillotée comme une momie.  Je croyais qu'ils allaient l'opérer, mais ils ne se décidaient pas.  Le Dimanche soir, elle était toujours empaquetée, impossible d'avoir le moindre renseignement sur leurs intentions.  Certes elle n'avait pas l'air de souffrir, elle n'avait l'air de rien en fait, elle était calme, fataliste ou confiante, difficile à dire.  On l'a changée de chambre, au 14 côté couloir, l'autre lit était vide, elle a voulu un somnifère, et, comme la veille, a refusé que je reste.  Elle s'inquiétait pour Robert:

- Téléphone-lui en rentrant, qu'il ne se fasse pas  de  souci,  EN PLUS !

           Robert n'avait pas réussi à se libérer.  Il était coincé à l'atelier, un client devait récupérer sans faute sa Mercédès avant Noël, mais impossible de trouver l'origine d'une satanée fuite d'huile.  Jeanine avait beau dire, c'était un drôle de métier qu'il avait, celui-là aussi.  Rapporté aux heures de travail, son argent n'était pas volé...

            J'étais venu à pied, pour entretenir un peu la forme.  Je retraverse donc la ville à pied, et j'arrive à la maison complètement claqué.  Jeanine m'avait vu de loin.  Elle était sur le pas de la porte:

- A croire que c'est un fait exprès, non ?

            Aïe ! s'il y a une chose dont ma femme a horreur, c'est bien le fait exprès...
            Possiblement annonciateur de scènes redoutables.
            D'épreuves terribles après les sempiternelles journées de travail.
           Ah! non, non, je n'étais pas disposé à m'engager sur ce terrain! Bien sûr, elle a poursuivi:

- Robert n'a rien trouvé de mieux que nous inviter pour le réveillon demain soir!

         Prudemment, j'ai bien été obligé de connaître la suite, de savoir ce qu'elle avait répondu:

- Ah! mais je n'ai rien dit, rien dit du tout, c'est TON frère, non ?, la balle est dans ton camp, mon LASCAR, que veux-tu que je dise là-dessus ?

- Je ne sais...

- Elle est bien bonne ! Trois ans qu'on n'a pas mis les pieds chez eux, et monsieur ton frère nous invite la veille, pour le lendemain.  Ah! certes il met cartes sur table, il ne se cache même pas, il faut, entends-tu, dis-cu-ter-de-la-si-tu-a-tion-cré-ée-par-l'ac-ci-dent-de-ta-mère !

          Et elle fond en larmes.
         Je ne le cache pas, je me suis braqué.  Le plus froidement possible, j'ai bien détaché les mots:

- Eh! bien nous irons manger chez Robert, et tant mieux si nous trouvons une solution pour maman à sa sortie de l'hôpital !

           Elle m'a fixé comme si elle avait à faire à un crotale.  Après, elle a minutieusement vérifié chacun des bigoudis qui ornaient son crâne.  On n'en a plus reparlé.

            Le lundi a été une journée INFERNALE.  Je pèse mes mots.  A 8 heures du soir je livrais encore un frigo au 3e en centre ville.  A croire que la promotion de Noël avait rendu les gens fous, à croire qu'ils voulaient tous changer de frigidaire, offrir des frigidaires ou recevoir un congélateur en cadeau.  Quand l'électroménager a finalement mis les pouces, j'ai fait un crochet par l'hôpital.  Il était désert, à part une grosse femme de charge antillaise qui mangeait de la bûche appuyée sur son balai.  Maman n'était plus à la 14, ni à la 12, ni nulle part et j'ai eu une peur terrible, jusqu'à ce qu'enfin quelqu'un me dise qu'on l'avait purement et simplement renvoyée à la maison, enfin, à l’adresse que j’avais donnée au bureau des entrées, c’est à dire la mienne...  On ne l'opérait pas a dit l'infirmière, à son âge, il fallait simplement qu'elle reste comme elle était, enturbannée pendant au moins cinq semaines, l'épaule se souderait toute seule, gentiment, mais bien sûr elle ne pourrait rien faire, elle serait assez HANDICAPEE.  Comment était-elle rentrée, avait on averti quelqu’un, la fille n'en savait rien, c'était l'affaire de l'équipe d'après-midi, et elle ne me retenait pas...

          Au téléphone, une voix glacée répondit aisément à ces deux questions.  Toute personne raisonnable j'imagine aurait fait halte dans le premier bar pour y empiler des soucoupes jusqu'au lendemain matin...
           Mais je suis rentré.  Jeanine avait les mâchoires bloquées, et l'air crépitait autour de maman, sagement assise dans un fauteuil, sans bouger, sans rien faire d'autre que sourire doucement.  Bien plus tard, quand j'ai eu pris ma douche, les dents de Jeanine se sont desserrées au prix d'un ultime effort:

- Je suis prête!

            Elle était en robe de chambre, sans maquillage et les cheveux en désordre.  J'avais l'impression que si j'effleurais du doigt un objet quelconque dans la maison tout allait exploser.  Je terminais mon noeud de cravate, ce qui m'a sauvé la mise.  J'ai dit:

- Moi aussi.

            Juste au moment de la crise de nerfs.  Merde, maman n'allait rien comprendre, il fallait agir, il fallait lui permettre de vider son sac.  Jeanine, explique-toi, raconte-moi TOUT, pourquoi cette journée a vraiment été INFERNALE, quatre cadeaux à trouver, Robert, Monique, leur fille Sophie de six ans, et celui pour maman, donc, il fallait bien un cadeau, il ne fallait pas compter sur Robert pour ce cadeau, est-ce qu'on pouvait compter sur eux pour quoi que ce soit, par exemple pour aller chercher une malade à l'hôpital, éviter qu’elle débarque ici au moment où on a rendez-vous chez le coiffeur, un simple exemple, et d'ailleurs nous devrions apporter la dinde aux marrons, qui sait si cette pauvre Monique y aura pensé à la dinde, mais pourquoi se faire du souci, sans doute allaient-ils nous inviter au restaurant... Parfaitement elle irait là-bas en robe de chambre, d'ailleurs elle n'avait strictement rien d'autre à se mettre, en peignoir elle irait, pauvre, laide et cruche elle était, pourquoi travestir la réalité ?

             J'essayais de lui masser la nuque et les épaules, elle aimait çà autrefois, mais c’était autrefois, oh! j'étais persuadé que maman entendait tout, j'ai mis presque une heure pour la calmer, et je suis incapable d'expliquer comment.…

            Bref, un peu avant minuit on arrive enfin chez mon frère. J’avais porté maman jusqu’au siège avant de notre auto, elle pouvait marcher, mais je ne voulais pas risquer une nouvelle chute sur une flaque de verglas. Une vraie plume, rien à voir avec une saleté de frigo… C'était la première fois qu'on allait se retrouver tous ensemble depuis que Monique, enfin depuis que Monique et moi, bon sang çà ne rimait vraiment à rien, des pulsions, de simples bouffées, et encore, concentrons-nous, sur la présence de maman, la joie que nous avons de la voir sauve...
            Robert, propre et reposé, était d'excellente humeur.  Les yeux de maman se sont allumés un instant en le voyant, mais elle était fatiguée, le contrecoup de son épreuve, nous l'avons installée sur le lit avec la porte ouverte pour qu'elle soit tout de même avec nous, on la servirait au lit, comme une reine, on lui laissait la télé branchée...
             Tout le monde allait bien, tout le monde était en bonne forme, rien de bien spécial à raconter, non.  Sophie avait beaucoup changé, oui, mais le père Noël serait matinal, elle dormait , eh! oui, nous avions oublié sans doute, notre fils à nous était grand, en première année de fac, donc parti de la maison, Monique a dit que quand les enfants s'en vont les parents retrouvent l'égoïsme, et du coup Jeanine a manqué s'étrangler avec sa première coupe de champagne, mais l'alerte n'a pas eu de suite.  Ils s'étaient mis à l'apéritif pour accompagner la petite pendant son repas, ils avaient pris de l'avance, Monique était légèrement pompette, avec les yeux brillants comme certaines fois.  Robert, du coup lui a offert un compliment:

- Je te trouve bien sexy, mon cadeau de Noël, il a dit, tu ne trouves pas, Georges ?

              J'ai eu peur de rougir, heureusement maman a fait diversion, elle avait soif.  Robert a insisté pour lui servir une demie coupe, elle, c'était de l'eau qu'elle voulait, elle restait là sans toucher sa demie coupe, à avoir soif.  Elle souriait de nous voir tous réunis.
            La conversation avait du mal à s'établir.  Jeanine et moi en étions à notre premier verre, le décalage était sensible.  Ces enfantillages entre Monique et moi rôdaient autour de nous, et surtout la présence silencieuse de maman.
               Maman, qui fixait la télé sans la voir et n'osait pas répéter qu'elle avait soif.

              Robert et moi essayions de parler chasse, notre passion commune autrefois, mais nous n'avions plus le temps ni l'un ni l'autre.  On en était à rabacher ce fameux triplé de perdreaux que j'avais réussi avec une seule cartouche, quand Jeanine a mis les pieds dans le plat.  Elle picorait des cacahuètes sans rien dire depuis trop longtemps j'aurais dû me méfier...  Monique, elle, n'arrêtait pas de faire des allers-retours en cuisine...  Elle allait surveiller la dinde, revenait, buvait une gorgée ou deux, et recommençait...  De temps en temps, elle me lançait un drôle de coup d'oeil plutôt imprudent...  On entamait tout juste la seconde bouteille de champagne:

- A ce que je vois, on tourne autour du pot, dit Jeanine.

            Monique, qui venait de m'envoyer un signal maladroit piqua un fard.  Robert se racla la gorge, et dit calmement: 

- Qu'est-ce que tu veux dire par là au juste ? 

- On est bien là pour régler le sort de mamie, non ?

         Monique respira un bon coup, mais nous, je veux dire Robert et moi, on n'en menait pas large.  D'autant que Jeanine enfonçait le clou:

- On est bien là pour conclure ensemble, autour d'un bon repas, que mamie doit désormais habiter chez Georges et Jeanine, non ?

Terrible silence au dessus des cacahuètes.

- Comme tu y vas! Jeanine, comme tu y vas !, dit enfin Robert en écartant les bras d'un air désolé.

            Je m'étais levé pour aller dans la chambre de maman.  Même avec la télé, elle aurait pu entendre.  Dieu soit loué, elle semblait s’être assoupie.  Dieu soit loué, parce que Jeanine était lancée, trop tard, trop tard...

- Résumons-nous: chez Robert, c'est plus grand, BEAUCOUP plus grand, mais à part la chambre de Sophie, que voit-on ? Le bureau de Robert, la salle de jeux de Sophie, la salle de musculation de Monique et la, je ne sais pas comment vous l'appelez, disons la BIBLIOTHEQUE ? Sers-moi une petite coupe, mon cher Robert, ton champagne est excellent.  Tandis que chez Georges, la chambre du fils est maintenant libre, n'est-ce pas ?

              Monique devait avoir un problème avec la dinde, ou avec les marrons, ou avec le champagne, va savoir.  Robert et moi n'osions plus bouger.

- N'est-ce pas ? Robert et Georges travaillent dur, tous les deux, c'est entendu, même si ... soit.  Qui donc est susceptible de s'occuper de mamie ? Qui ? Dites-moi qui ?

           Elle se tourna vers moi, vers Robert, machinalement, sans nous voir, et braqua un oeil furibond sur la cuisine.  Oh! là là, elle se resservit du champagne.

- QUI ? répéta-t-elle en criant presque.

                Mais il n'y avait sûrement personne dans la cuisine.

- Eh! bien non, ce ne sera pas Jeanine, la vieille Jeanine, la moche Jeanine, parce qu'elle en a marre, oh! oui, elle en a jusque là d'être la cocue de l'histoire !

              Robert, affolé par une telle sortie, triait fébrilement des cacahuètes.  Par la porte ouverte parvenaient un fumet de viande et un grésillement faussement rassurants.  Monique devait être en train d'essayer de se cacher à l'intérieur de la dinde ou de Dieu sait ce qu'elle mitonnait.  Moi malgré l’ambiguïté de la phrase de Jeanine, je ne m'affolais pas.  Elle ne pouvait pas se douter.  Elle ne pouvait pas.
                 Mais comment recoller les morceaux d'une famille en miettes ?
                Robert acculé lança un SOS vers la cuisine:

- Monique !... Calme-toi, Jeanine, voyons, Monique !

            Elle est sortie en claquant des talons, arborant le plateau des entrées comme s'il s'agissait d'un bouquet de fleurs:

- Je prépare le repas, figure-toi, je nous croyais réunis pour une fête, et non pour un règlement de comptes.  Chacun son point de vue, n'est-ce pas ?... Si vous vous donniez la peine de passer à table...

         Elle ne regardait personne, elle avait choisi la dignité hautaine, tentait de gagner du temps, de reprendre ses esprits.
         On s'est dirigés vers la salle à manger dans un silence de plomb.  De la cuisine où elle était retournée, Monique décocha une flèche:

- Au moins, mamie sera plus éloignée de cette agréable conversation !

          Du coup, Robert et moi nous sommes précipités au chevet de maman.  Ses yeux clos papillotaient légèrement, on était contents qu'elle se repose, elle avait l'air détendu.  Je me suis souvenu qu'elle avait soif, et suis allé lui chercher un verre d'eau.  Monique découpait rageusement sa volaille.  Elle était complètement dégrisée.  Elle m'interrogea en silence et je haussai les épaules, autant pour lui répondre que pour secouer le regard de Jeanine qui pesait sur ma nuque.
              Tout le monde a fini par prendre place à table.  Jeanine paraissait subitement anéantie, le nez dans son assiette.  Elle ne buvait jamais, et pour deux malheureuses coupes avait lâché la bonde, mais le soufflé retombait, elle aurait bientôt la migraine, ou une crise de larmes.  Robert voulut s'appliquer à sauver ce qui pouvait l'être, en lissant consciencieusement la nappe du plat de la main, en s'appliquant sur chaque mot:

- Jeanine est énervée.  Cela peut arriver à tout le monde.  Maman ne pourra plus vivre seule, c'est inévitable, mais j'avais surtout pensé, enfin, j'avais envisagé Saint-Vincent, tu sais Georges, la maison de retraite...

              Je ne pouvais pas faire l'innocent, j'y avais pensé souvent moi aussi, je traînais cette arrière-pensée que je mettais lâchement de côté, EN ATTENDANT. Maman connaissait ce foyer, qu'elle appelait l'asile, pour y rendre parfois de pénibles visites à une ou deux amies de son âge.  Ne l'avais-je pas entendue cinquante fois répéter " Georges, si je devais vivre ici, je deviendrais folle!" ? Je savais qu'en disant çà elle me testait, car elle se méfiait de moi, elle me croyait sans doute capable de coups tordus.…
           Je regardais Robert, en me demandant pourquoi il avait toujours été son préféré, je regardais Jeanine picorer une salade au foie gras et peut-être à la mort-aux-rats, je n'osais guère lorgner Monique occupée à servir, et je me demandais si c'était bien sur moi qu'elle s'était jetée deux au trois fois, et surtout pourquoi, bon sang, pourquoi nous avions fait çà.

-...mais Saint-Vincent c'est cher, poursuivit Robert, il faudrait persuader maman de vendre la maison...

            Dans ma tête se sont mis à carillonner tous les klaxons des limousines qui faisaient du garage de mon frère le plus important de la région.  Il fallait stopper là, vraiment, hisser le drapeau blanc.

- Pas ce soir, Robert, j'ai fait, je t'en prie, je crois pas que ce soit le jour.  C'est Noël, non ?, et on va réveiller maman, et s'offrir les cadeaux, voilà une bonne idée.

- Comme tu voudras, Georges, comme tu voudras, a dit Robert.

               J'ai servi à chacun une rasade de champagne, et j'ai vidé ma coupe et celle de Jeanine.  Jeanine se plaignait de maux de tête et a demandé à s'isoler un peu au salon.  Elle a demandé à être un peu au calme.  Robert est allé voir maman et est revenu en disant qu'elle avait l’air de bien dormir.  L'alcool recommençait à circuler dans le cerveau de Monique, elle répétait en secouant la tête:

- Et cette dinde qui va être froide ! Froide la dinde ! Chauds les marrons!

                 J'ai sorti les cadeaux qu'on avait apportés, et Robert a voulu sortir les leurs.  Mais à ce moment, Monique s'est souvenue qu'elle ne les avait pas reçus, que la commande avait du retard.  Elle s'est mise à rire, Robert était contrarié, il a dit qu'elle devrait peut être, DE TEMPS EN TEMPS, arrêter de picoler.
                Je suis allé dans la chambre de maman.  Elle avait les yeux ouverts et j'ai vu qu'elle avait terminé son verre d'eau.  D'où j'étais j'entendais Monique chantonner dans la cuisine...

- Froide la dinde ! Chauds les marrons !

               J'entendais très bien, la cuisine était loin pourtant, la pièce la plus éloignée.  Maman m'a pris la main, et a demandé:

- Dis-moi, où est Joseph ?

- Joseph… Quel Joseph, maman ?

- Eh! bien mon fils, pardi, je l'attends depuis une heure pour aller chez le dentiste, il aura encore oublié !

                J'ai dégagé ma main de la sienne, délicatement, mais elle tenait bon, elle s'accrochait ferme en attendant la réponse.  Je suis retourné à la salle à manger.  Robert était seul à table, l'air accablé, il ressemblait brusquement à notre père.  Il a dit, avec une surprenante douceur:

- Tu vois, elle dort bien, vaut mieux pas la réveiller...

               Un truc sans doute clochait sur mon visage, il a ajouté:

- Qu'est-ce qu'il y a ? Ca ne va pas ? Elle ne va pas bien ?

              Cette phrase a resurgi dans ma tête, celle des internes de l'hôpital... J'ai réussi à me taire. Tout le monde avait faim., et maman sans doute aussi… Monique m'a tendu le couteau. Un morceau bien tendre et sans os, voilà ce qu'il lui fallait...



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