Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

mardi 7 avril 2015

L'apprentissage du crime




         Ecouter ou lire les actualités exige de plus en plus une résistance mentale à toute épreuve: ici on abat 150 étudiants après leur avoir demandé d'annoncer leur mort imminente à leurs parents, là on filme des enfants en train de décapiter des otages, un peu plus loin on vend des femmes esclaves par paquets de 20, ailleurs un jeune homme choisit le suicide en avion pour être accompagné dans la mort par 150 passagers, il n'y a plus de limites à l'abominable…    

       Dans le même temps, nos enfants voient leurs parents de plus en plus sensibles à l'écologie, et des enseignants de primaire qui montrent du doigt la chasse quand ce n'est pas la pêche. Il m'arrive du coup de trouver cette tendance excessivement bisounours.

          J'ai parlé dans un ou deux billets de mon petit Raphaël de 6 ans, que je vais bientôt initier à la pêche si toutefois la tramontane accepte enfin de se mettre en veilleuse. Je me demande encore comment je vais gérer la capture éventuelle d'un poisson. 

        Il ne voudra pas qu'on tue notre prise, j'en suis presque sûr, et si je ne prends pas la peine de m'expliquer,  il y a de grandes chances qu'il pleure si on la relâche. J'imagine que la meilleure conclusion pour lui serait qu'on la garde dans un bocal pour la rapporter chez lui. A bien analyser cet "amour" des animaux, incluant les êtres aquatiques, on peut s'apercevoir qu'il n'intègre déjà pas forcément la notion de liberté.

        Pour admettre la cruauté de proposer la captivité à un être libre, même quand on envisage (ce qui n'est probablement même pas encore son cas) d'aménager cette captivité avec tout le confort possible,  son cerveau d'enfant aura sans doute besoin de longues justifcations, ou bien se résoudra à la prendre en compte après quelques expériences ratées devenues culpabilisantes (le poisson, ventre en l'air dans son bocal, dès le lendemain).

         La liberté, l'indépendance, la différence, vécues comme des éléments de supériorité intolérables, annonces de victoires à venir sur le gêolier "amoureux", ces errements germent-ils dans nos têtes dès le plus jeune âge ?... Mes souvenirs d'enfance font remonter à la surface des sentiments de frustration ressentis face aux petits animaux "sauvages": ce lièvre aussi doux qu'une peluche qui détale quand on rêve de le caresser, cet oiseau si "mignon" qui gazouille cordialement mais s'enfuit au moindre geste, ce corbeau qui nous nargue de son croassement lugubre qu'on voudrait faire cesser, cette truite constellée de points d'or qui file sous une pierre comme une flèche à la plus petite ombre projetée… "Obliger" cet animal libre à nous faire allégeance, à se soumettre et/ou à nous aimer… Tu restes là, avec moi, pour toujours, arrête de me défier, décrètent alors la cartouche ou l'hameçon…Quand la gourmandise se met de la partie, comme dans cette nouvelle, la situation se complique encore…



                                              UN APPETIT D'OISEAU
                                           (ou l’apprentissage du crime )


            Vous auriez, disons, entre six et neuf ans.  Avant cet âge, l'innocence est une médaille sans revers.  Plus tard, le crime, devenu quotidien, ne suscite guère l'émotion.

            Vous auriez repéré une pomme de terre de gros calibre.  Un tubercule hypertrophié.  Idéalement, sa chair en serait ferme, de haute tenue à la cuisson, genre Ker Pondy ou Belle de Fontenay, mais vous n'avez pas compétence, pas plus qu'en matière de crime, pour choisir la variété appropriée.  Votre obsession est le volume, non la densité.  Votre goût n'est pas éduqué.  Excusable est votre ignorance, déjà...

            On trouve ce que l'on cherche, et l'on cherche dans l'entourage immédiat.  Dans le cellier de la ménagère, quatre patates sur cinq sont des Bintjes, autrefois pommes de terre à cochons... Une Bintje joufflue fera l'affaire, allez !

           L'ingrédient de  base est choisi, difficile de faire machine arrière.  Trop occupés de toute manière sont les adultes pour se rendre compte de votre manège. Voler quatre grosses allumettes, l'enfance de l'art, la boîte trône, sans surveillance aucune, près de la cuisinière.
         Ici, certains auraient beau jeu de remarquer que vous venez de franchir allègrement un premier interdit.  Nous aimerions mépriser ces augures, mais il faut convenir que l'étape suivante justifie leur avertissement...

          Car il n'est plus question de se contenter d'un geste vif ( ouvrir une boîte d'allumettes, en subtiliser quatre, les fourrer dans sa poche, remettre la boîte en place ). L'action cette fois est techniquement complexe autant que lourde de SYMBOLE. Le couteau, ce nous semble, nous rapproche du sujet, même s'il pourrait s'agir d'une manoeuvre de diversion.

          Vous auriez en effet besoin d'un couteau.  Pas n'importe lequel, pas ce couteau de dînette que maman vous autorise pour apprendre à émietter votre viande hachée.  Non, le couteau à manche noir, à lame courte de truand, effilé comme un dard, celui qu'on vous a parfaitement interdit de toucher.

          Non seulement vous devez le dérober, mais il faut maintenant vous en servir, en cachette, dans votre chambre, ce qui vous force à mentir -je lis, maman !- c'est très bien, ton livre de bibliothèque ? - non, les schtroumpfs - Ah ! - elle est un peu déçue,  toutefois il vaut mieux la décevoir qu'éveiller les soupçons... 
          Le couteau, donc, pour partager la pomme de terre par le milieu (délicat ), évider les deux moitiés ( difficile ), et peler la pomme de terre ( très très compliqué ). Pas question de laisser traîner des épluchures, encore moins évidemment de se blesser.
        Il est enfin tout à fait interdit de se faire prendre en rapportant le couteau, ou en jetant les  "brouillons " de pommes de terre.

         Puisque plusieurs tentatives seraient obligatoires avant de pouvoir fièrement brandir deux moules grossièrement identiques et imparfaitement dépouillés de leur peau.

          Admettons qu'à la longue vous réussissiez la délicate opération chirurgicale du tubercule.  Il vous reste à ruser, pour dénicher dans le frigo quatre petits morceaux de lard,
         A ce stade du projet, l'essentiel manque encore, mais le flot de l'envie devient tumultueux.

        C'est que l'envie, cessons de plaisanter, n'est pas de pomme de terre.  Pas non plus d'allumettes.  Le lard provoquerait plutôt, si l'on n'y prenait garde, la répulsion, si la recette ne se devait d'être suivie scrupuleusement.  Le couteau quant à lui, est un fourbe complice, mais ce n'est qu'un complice.

        L'envie est d'un OISEAU entre deux pommes de terre.

        Les allumettes pour faire tenir l'ensemble durant la cuisson.
        Le lard pour empêcher les allumettes de glisser.

         Grand-père l'avait constaté, votre appétit d'oiseau.  Toujours à trier vos frites, refouler les haricots, traquer le gras, ignorer le sucre.  Il avait remarqué, lui, l'inefficacité chronique des menaces comme des punitions.  Il avait voulu faire naître en vous l'ENVIE:

- Adrien, la chose la plus su-ccu-lente au monde, que j'adorais déguster, seul dans la forêt, c'est un oiseau entre deux pommes de terre...

          Il avait laissé ensuite son épaisse moustache flotter mystérieusement au dessus de son bol de soupe.  Vous vous étiez approché de cette moustache, de ce nid broussailleux d'où s'envolaient les contes: histoires de chasse surtout, du trappeur qu'il était, tout paysan qu'il fût.  Vous l'aviez suivi, ce rassurant colosse, dans les sous-bois d'alzines, dans les grandes hêtraies meurtries par le vent du Nord, dans les pinèdes chaussées de buissons de myrtilles, le long des éclats de glace semés par les torrents, dans les herbes gourmandes des hautes vallées.  Il vous avait prêté son oeil pour surprendre une truite sur sa frayère, extraire d'un éboulis le pelage d'une marmotte, différencier l'aigle du gypaète, dénicher la girolle... Vous aviez humé la truffe noire sous cette moustache, entendu dans son buisson la perdrix cacaber...

         Et l'envie vous avait submergé, d'un oiseau entre  deux  pommes  de terre.
         Par exemple, un étourneau.

- Papi, tu me rapporteras un étourneau de ta chasse ?

           Depuis, vos clins d'oeil signifient: j'ai la pomme de terre, les allumettes, et même les copeaux de lard, la recette, j'en fais mon affaire.

          Mais grand-père n'est pas homme à se précipiter.  Sans compter qu'il réserve plutôt ses cartouches au lièvre mâle adulte, à l'ombrageux sanglier, ou à la gélinotte.  L'étourneau est loin d'être prioritaire, et votre déception l'amuse, autant qu'elle souffle, il le sait bien, sur la braise de votre convoitise.  Dans quelque temps c'est sûr, après la pomme de terre, vous avalerez les allumettes, et même le lard.

         Point trop n'en faut pourtant, l'admiration d'un enfant peut être versatile.  Grand-père ne peut courir le risque de se faire soupçonner de maladresse.  Il se décide donc enfin à sacrifier une vieille cartouche.
          Lorsque le coup de feu éclate, vous seriez, vous, à la maison, au bord du découragement, en proie au doute, à l'acmé du désir.
          Si je fais deux six, papi rapportera un étourneau... Un six et un quatre, mais votre doigt effleure le dé, en cachette de vous-même fait basculer le quatre vers le six...
          Le hasard a mauvais caractère.  Il reconnaît les supercheries, se tait, mais n'oublie pas de se venger des tricheurs.
          Dans le carnier du grand-père, pour de vrai, un étourneau.

- Adrien, cette fois, j'ai ton oiseau !

          Mais pourquoi la moustache moqueuse, cet air de vous attendre au tournant ?
- Satané volatile, où donc s'est-il fourré ?, fait-il en fouillant la gibecière, ah ! le voilà !

Dans sa grosse patte, un frou-frou de plumes.

- Il est pas mort ! papi ! il est pas mort !
- Ben oui, la cartouche était vieille, il n'est que désailé.
L'oeil est curieux, surtout, répétons-le, moqueur.

         Devant vous, un étourneau blessé, entre deux pommes de terre, tente de s'envoler.

- Adrien, pas d'histoire, si tu veux le manger, tu sais ce qu'il te reste à faire !

         Et sans plus de manières, cet homme cruel dépose entre vos doigts terrorisés l'oiseau terrorisé.

        Le piège se referme. faut-il vous rappeler que cette aventure vous a déjà rendu voleur, menteur, tricheur, familier du couteau ? Tout çà pour un caprice ?
        Combien de crimes pour défier la peur ? pour la faire taire ?

        Reprenons la recette.  Il faut:

deux pommes de terre de gros calibre
quatre allumettes
petits lardons
Et cet étourneau.  Cet étourneau-là.  Absolument.  Tout chaud..  Frissonnant.  Dont l'oeil regarde à travers vous, vers son destin.  Dont l'oeil ne reflète pas, cela vous arrange de tout mélanger, l'ironie de grand-père.

         Vous fondez en larmes.  Vous n'êtes qu'un enfant.  Vous l'avez lâché, cet oiseau.  Il est là, par terre.  Vous pleurez, mais il est trop tard.  Vos petits doigts d'acier crispés par la peur, la cupidité, et le défi, ont eu le temps d'étrangler ce cou fragile.

La recette est finie.  C'est une réussite.

Bien le moment d'appeler votre mère !



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