Lac de Pradeilles (Pyrénées Orientales)

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Ce blog comme une promenade entre amis… On pourra donc lire ou écrire, admirer la nature, ramasser des cèpes ou des morilles , pêcher à la mouche, jouer au poker, parler médecine, littérature, actualité,ou même de tout et de rien comme le font des amis en fin d'une belle journée de randonnée...

dimanche 21 octobre 2012

Cours moins vite Charlie




                Envie ce jour de vous présenter une nouvelle, ce que je n'avais pas fait depuis quelques mois… Bizarrement c'est la violente polémique récente née d'un dessin jugé blasphématoire sur Charlie Hebdo par certains musulmans qui m'a rappelé ce texte… Cette polémique donne à réfléchir une fois de plus sur la difficulté de communication entre "arabes" et "occidentaux"… Passée la première réaction de rejet face à ce qui ressemble furieusement au premier regard à une atteinte de talibans religieux à notre liberté  dans l'humour, on s'aperçoit qu'il s'agit surtout d'une différence fondamentale dans la place donnée à l'image dans les deux cultures … Cet article l'explique assez bien … La cohabitation, qu'elle soit souhaitée, admise ou déplorée entre ces deux cultures est un fait… 5 à 6 millions de personnes seraient d'origine arabe en France, et parmi elles 3,5 millions possèdent la nationalité française… Les deux attitudes extrêmes seraient l'assimilation totale d'un côté et le repli communautaire de l'autre… Entre les deux, on navigue comme on peut, l'écueil de l'assimilation parfois vécue comme une défaite étant la perte d'identité, celui du repli communautaire crispé sur une religion rigoriste étant "l'étrangéité", terreau des affrontements et du racisme… Lorsqu'un comportement se manifeste dans un espace privé, peu de risques de conflits… Dans l'espace public la chose est bien différente,  l'image elle se répand comme un éclair à travers le monde entier, et les réactions à cette image aussi…
               Pour en revenir à Kamel, ma petite nouvelle, elle n'a rien de très ambitieux, mais cherche à exprimer les malentendus qui parfois depuis l'enfance, biaisent et faussent les rapports entre Européens et Maghrébins… Ou quand le sentiment mal exprimé ou bien méprisé conduit au dépit, lequel peut nourrir jusqu'à la délinquance…
                                                          KAMEL

                 Le copain de Kamel, c'était Miloud le fou.

              A Khiria, tous les enfants fuyaient Miloud.  Seul Kamel ne craignait ni les chicots rouillés, ni l'oeil blanc du trachome, ni les bras décharnés qui lançaient des anathèmes sur les passants.  Miloud de son côté en présence de Kamel ouvrait à peine la bouche, gardait cet oeil caché derrière la paupière et ne s'agitait plus comme un pantin désarticulé.  Il tapotait simplement sa canne en rêvant tout haut, pour inventer des contes invraisemblables.  Ou bien tous deux restaient silencieux durant des heures, pierres jumelles immobiles sur le bord de la route, à regarder la vie, à éplucher des pommes de cactus...

               Aussi, lorsque Ouafa bébé faillit mourir, Kamel sut-il ce qu'il fallait faire.  La mère berçait l'enfant et pleurait et caressait le petit corps grelottant de fièvre.  La mère priait et se lamentait et regardait le ciel.  Pauvre mère, qui regardait le ciel...
            A ses pieds, Hassan et Anissa, comme toujours, roulaient dans la poussière, Anissa fière et pleurnicheuse, Hassan le tyrannique, son frère.  Ils poussaient des hurlements, cherchaient à se griffer les yeux...
             Kamel excédé les frappa tous les deux, avec son poing serré, puis  bondit dans la rue, sans écouter les cris, sans écouter la mère et ses lamentations, non Kamel je t'en prie, il est trop tard elle va mourir, regarde donc son pauvre tout petit visage de miel, le même que Leïla bébé l'année dernière, ne me laisse pas, mon petit homme... Kamel ! Pauvre mère, qui le croyait, qui le disait, Ouafa bébé allait mourir...
                Kamel courut dans le dédale pentu de la médina, le long des quais, puis sur la route éventrée par le soleil; il s'enfonça dans les dunes, escalada la digue, courut enfin jusqu'à la plage et sur la plage jusqu'au blockhaus en ruine.  Miloud campait là.  Il comprit tout de suite: Ouafa allait très mal.

              Sur une dalle de béton, les cafards avaient séché toute la journée en plein soleil.  Le soleil dur de Khiria, plus fort que la mer.  Le soleil dur du désert qui commence après Khiria.  Miloud toucha l'un des insectes avec une brindille, et la petite armure se disloqua aussitôt.  Il écrasa tous les cafards, les réduisit en poudre.  Il alla recueillir un peu d'eau dans la première vague, mélangea très lentement l'eau et la poudre, pour obtenir une pâte brune épaisse.  Il ajouta quelques gouttes de salive.  De la mixture, il fit plusieurs barrettes, qu'il rangea soigneusement dans du papier journal.  Il donna le tout à l'enfant, puis s'allongea sur la dune pour mater du regard un soleil rouge qui ne brûlait plus.  Kamel s'étendit à ses côtés, et se mit à compter les mouettes qui frôlaient l'eau immobile.  Il était fier de savoir compter.

Kamel avait dix ans...

              Au loin, Sahid et Tahar lui faisaient de grands signes en montrant leurs cannes à pêche.  Il ne répondit pas.  Pas ce soir.  Pas cette nuit.  Cette nuit il faudrait aller rue Boufik, ou près du camping, ou mieux avenue Ouad Salah, l'avenue des hôtels.  Mais la nuit n'était pas pour bientôt.  Kamel s'endormit dans la tiédeur du sable, dans la frange de tendresse entre l'ocre et le bleu...

            Lorsqu'il s'éveilla, Miloud n'était plus là, ni Sahid, ni Tahar. Il entendit la toux rêche de Ouafa dans les vagues mourantes.  La brume de chaleur lentement se levait, offrant aux couleurs du soir les murs de chaux blanche de Khiria.  Il vérifia les barrettes dans le papier journal, et courut de nouveau, courut à perdre haleine à travers les dunes, à travers les terrains vagues, dans le labyrinthe du souk, rejoignit l'avenue Ouad Salah à bout de souffle, le coeur douloureux, mais cette douleur était bonne, mais cette douleur valait tellement mieux que l'autre...

             Miloud le fou était assis par terre.  De son oeil unique, il observait le va-et-vient des touristes, en psalmodiant à mi-voix.  Lorsqu'il vit Kamel, il leva sa canne en direction d'une Land Rover garée un peu plus loin.  Dans la voiture se tenaient trois jeunes Français, deux garçons et une fille blonde: Kamel comme Miloud savait qu'ils chercheraient leur âme dans un nuage de fumée...

            La scène dura quelques secondes.  Les barrettes brunes étaient bien alignées dans le papier journal.  Il fallait sourire, attendrir, Kamel n'était qu'un ange.  Il fallait détourner l'attention, Miloud tordit ses haillons en tous sens, visage halluciné, en déchirant le ciel de ses ongles furieux.  La scène dura quelques secondes, au bout desquelles, deux rues plus loin, Kamel écrasait dans sa poche une poignée de billets, tandis que trois jeunes gens, religieusement, émiettaient dans une cigarette de la poudre de cafard séché, riant de voir gesticuler une incarnation du diable...

Restait à trouver un médecin.

            Kamel reprit sa course et ses jambes étaient plus rapides que le vent de la mer.  Des étoiles émergeaient du crépuscule quand il atteignit le dispensaire.  Celui-ci était fermé, mais Kamel s'entêta.  Il raconta la toux, le visage brûlant, il parla de sa mère.  Il montra ses dirhams, supplia, cogna de toutes ses forces, avec ses pieds, avec ses poings, sur le front borné d'une porte verrouillée.
              Alors il se souvint du Français.  Celui de l'hôtel Ouelem.  Le toubib français, qui parfois jouait au foot avec lui. Celui qui emmenait Malika dans cet hôtel, celui que maudissait Miloud.  Lui viendrait soigner Ouafa bébé...
           L'hôtel Ouelem dominait la plage, depuis son immense parc chatoyant, planté de palmiers géants, éclaboussé de bougainvillées.  Le gardien était absent, mais Kamel se cacha quand même.  La fenêtre du médecin était éclairée.  Il remarqua le profil d'une femme brune, se demanda s'il s'agissait de Malika, celle que Miloud appelait la femme des riches.  Il hésita un instant, mais revit le petit corps oppressé de Ouafa, et se glissa prudemment le long des murs, puis traversa le hall désert, sans se faire remarquer du veilleur de nuit.  Il frappa à la chambre un coup timide, deux coups plus assurés.  La porte s'ouvrit enfin sur l'homme à demi nu. L'enfant faillit s'enfuir, dansait d'un pied sur l'autre, puis brusquement se décida:

- Excuse-moi, toubib, tu sais, Ouafa est très malade...

- Qui est Ouafa mon garçon ?

- Ma petite soeur, peut-être elle va mourir.  Il faut venir...

              L'homme ne dit rien.  Il s'habilla rapidement, en soufflant, mais avec une adresse étonnante pour sa corpulence.  Kamel entrevit la silhouette d'une femme qui n'était pas Malika, et celle d'une fillette aux traits délicats, à peu près de son âge.  Que cette fille était belle! 
               L'homme alla prendre une grosse sacoche en cuir, et sortit.  Sa main était chaude sur la nuque de Kamel.
           Ils traversèrent Khiria sans dire un mot.  La ville s'animait, enfin délivrée par l'étonnante fraîcheur de la nuit, ses habitants surgissaient de nulle part, comme des insectes.  Le Français donnait de brusques coups de volant pour les éviter, en jurant.  Le nez sur la vitre, Kamel vit Nourredine frapper au poinçon son plateau à thé, Souleiman travailler les lanières de cuir, Abdelaziz mâcher des amandes assis en tailleur, Leïla peigner ses laines multicolores.  Il reconnut le restaurant de Sidi Drahiss, la carriole de Tawfik Halaoui.  Mais Miloud restait invisible...

              La cahute de Kamel était une des premières du bidonville.  Trois faces en pisé s'appuyaient sur un mur dont les panneaux d'affichage piégeaient les regards rôdant trop près de la misère.  Anissa et Hassan dormaient enlacés.  On entendait la respiration rauque du bébé, parfois des accès de toux, comme des aboiements de chiot.  La mère détourna les yeux, mais laissa l'homme prendre le petit corps, peigner délicatement les boucles trempées de sueur.  Il saisit dans la sacoche un tuyau de caoutchouc qu'il relia à ses oreilles, une lampe de poche et un bâtonnet de bois.  Dans le halo jaunâtre que dessina la lumière, Kamel vit sa mère immobile, les yeux grands ouverts, fixer la scène en silence.  Son examen terminé, le Français sortit une seringue d'une boîte métallique, la remplit d'un liquide laiteux et piqua d'un coup sec la fesse de Ouafa, sans que le bébé épuisé eût la force de protester.  Puis il demanda une bassine d'eau, et baigna l'enfant.  Enfin, il massa le thorax avec un onguent au parfum entêtant, et déclara:

- Je reviendrai demain matin, je reviendrai tous les jours.  Ne t'inquiète pas, elle est robuste.  Elle doit s'en sortir.

            Kamel serra le poignet de l'homme de toutes ses forces, puis lui ouvrit la main pour y glisser la somme entière, la fortune qu'il avait gagnée ce soir.  Le médecin tapota affectueusement la joue du garçon, mais reposa le tout sur le plateau à thé d'un geste qui n'admettait pas de réplique.  La mère n'avait pas bougé.  Lorsque l'homme fut dehors, il entendit sa prière danser dans l'ombre comme un papillon de nuit...
           Les jours suivants, l'état du bébé  s'améliora.  Le Français venait matin et soir blesser Ouafa de sa fléchette.  L'enfant perdait sa toux plaintive, les yeux ne luisaient plus comme de minuscules étoiles enfiévrées.  Chaque jour, à l'heure prévue, Kamel attendait l'homme, caché à l'entrée du parc de l'hôtel.  Il cherchait aussi des yeux la fillette, qu'il s'était mis en tête de rencontrer, à qui il rêvait de parler. Mais elle l'ignorait, ou parfois s'enfuyait pour l'éviter.  De toute façon, elle ne quittait jamais l'hôtel.  Kamel comprit qu'elles étaient venues de France, mais n'osait rien dire à l'homme qui semblait grave et las, lui qui faisait toujours rire Malika.  Il se contentait de grimper  dans la voiture, puis collait son nez sur la vitre, émerveillé de voir défiler sa ville sur cet écran magique.  Deux fois ou trois il repéra la Land Rover, se laissa glisser sur la banquette pour se cacher...

           Le dernier soir, la mère mit sa main sur son front, sa main sur ses lèvres, puis sur sa poitrine.  Pour la première fois elle regarda le Français en face et ses yeux, comme des lunes d'été tranquilles, avaient l'audace de la reconnaissance.  Toute la journée, elle s'était démenée autour du feu, envoyant Kamel à plusieurs reprises chez Si Ahmed l'épicier.  Elle avait préparé des slabihas dégoulinants de miel, des cornes de gazelle fondantes, des makrouds plus brillants que des bijoux de cuivre.  Kamel, Anissa et Hassan avaient eu chacun un gâteau, mais le trésor était désormais sacré.  Ni les pleurs d'Anissa, ni les colères de Hassan n'avaient eu raison de sa détermination: ce cadeau était pour le médecin français, qui avait sauvé Ouafa bébé, malgré le ciel, puissant et cruel, le ciel qui laissait Ouafa mourir...
            Quand la voiture partit, Kamel resta introuvable.  Les chats du bidonville miaulaient l'amour, et son chagrin avec orgueil rampait derrière les pierres à l'unisson...

           Tard il chercha Miloud dans tout Khiria, dans les ruelles du port, sur la place des Oranges, avenue Ouad Salah, sur la plage. Il le trouva enfin, endormi au pied de l'ancienne citadelle, et se jeta dans ses bras en riant parce que Ouafa était guérie, en pleurant à cause d'une fillette de l'hôtel Ouelem.
Mais c'était un secret...

           A l'aurore, quand il s'éveilla, une décision joyeuse avait germé dans son coeur, là où la main de Miloud conservait la chaleur.  Il rentra chez lui le temps de poser sur le front de Ouafa un baiser aux pouvoirs magiques, le temps d'éviter le bâton de la mère, où étais-tu fils du diable, tu ne vivras pas plus vieux que le père, maudit soit-il, il m'a laissée dans la misère, le ciel, le ciel, petit cafard, est sans pitié...

          Il avait décidé de se cacher toute la journée dans le parc de l'hôtel Ouelem.  D'accord Ouafa était guérie et il n'attendrait plus le toubib français.  Dorénavant il attendrait sa fille, c'était sa fille, n'est-ce pas ?, il dirait qu'il l'aimait...

        Au bout d'une demi-heure, le médecin quitta l'hôtel à pied, le ciel rosé ne flambait pas encore.  L'homme était pâle et crispé, son visage était fermé.  Kamel guetta la fenêtre derrière laquelle la femme circulait sans cesse. Un peu plus tard, un employé de l'hôtel rangea l'auto qu'il connaissait près du perron.
          Et il la vit, elle, poupée indifférente, un petit sac entre les jambes, le groom à ses côtés portant une valise...
         Il comprit tout de suite qu'elles partaient, qu'elle partait, qu'elle allait rejoindre la capitale, prendre un avion pour la France...
         Alors il courut encore, s'enfuit retrouver Miloud derrière la citadelle, près du donjon, là où la route quittait la ville à angle droit.  Miloud le fou écouta calmement, ne dit rien, mais sa grimace voulait sourire...

            Les rats n'avaient pas peur le long des remparts.  Ils ne se connaissaient pas d'ennemi.  Une seule pierre fracassa le crâne du premier.  Un sang épais et rouge emplit un petit sac de plastique.  Miloud ligota ce dernier soigneusement, l'accrocha sous la chemise de Kamel, au creux de l'épaule.  Ensuite il alla s'asseoir, devint pierre parmi les pierres sur le bord de la route...

           Ils attendirent longtemps pendant que le soleil brutal dévorait le dernier souffle d'air.  L'oeil unique de Miloud montait la garde.  Lorsqu'enfin un nuage de poussière barbouilla l'horizon, l’homme fit signe à l'enfant de se tenir prêt.  Au moment où la voiture ralentit, pour prendre lentement le virage du donjon, Miloud leva sa canne.

Kamel bondit.

           Il heurta le véhicule d'un coup de poing violent sur la portière, puis s'écroula, une tache sanglante sur la chemise...

               L'auto avait stoppé quelques mètres plus loin.  Kamel par le filtre des cils vit une femme blême se pencher sur lui.  Il vit aussi Miloud ouvrir ses bras de géant, l'entendit tonner des imprécations.  Il agrippait la conductrice, gémissait, se disloquait en sanglots convulsifs, prenait le désert à témoin, dans un sabbat qu'il connaissait par coeur.  L'enfant finit par ouvrir les paupières, imitant une grimace de douleur en posant sa main sur la tache de sang.  Il fit semblant de s’asseoir avec peine, en cherchant les yeux d'une petite fille qui restait pétrifiée.  La femme, désemparée, voulait emmener Kamel à l'hôpital.  Elle bégayait, répétait "mon mari" en se tordant les mains.  Impitoyable, Miloud roulait son oeil furieux, rameutant les démons dans un affolant sabir.

Il réclama l'argent.

              Kamel s'était relevé, tenant son épaule de sa main tachée du sang du rat. Mais c’est au coeur qu’il avait mal…Il se sentait trahi. ..Trahi par Miloud, qui n’avait pas seulement conçu ce stratagème pour faciliter une rencontre avec la petite française... Trahi par celle-ci, qui détournait obstinément son regard…  Une dernière fois il la dévisagea en vain, elle dont les yeux sans couleur se perdaient dans le vide...

           La voiture enfin s'éloigna en titubant, dans une vapeur de rêve et de poussière.  Miloud le fou dans sa main pétrissait des billets, offrant au ciel ses prières monstrueuses...

         Kamel en refoulant ses larmes s'allongea par terre, et entreprit méthodiquement de compter les oiseaux de mer. Tout près, sur la dune, deux mouettes se disputaient le corps mutilé d'un rat...




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